Faith Ringgold, Alice Neel
Paris, février 2023
« Il fallait prendre position d’une manière ou d’une autre, car il n’était pas possible d’ignorer la situation : tout était soit noir, soit blanc, et de manière tranchée. » F.R.
Les œuvres de nombreuses femmes artistes sortent aujourd’hui de l’invisibilité où le genre de leur autrice les avait reléguées. Qui a peur des Femmes photographes au Musée d’Orsay en 2016, ou Elles font l’abstraction, au Centre Georges Pompidou à l’été 2021, tentent de prendre la question du récit historique androcentré à bras le corps. Ces expositions collectives s’accompagnent de succès éditoriaux, comme cette Histoire mondiale des femmes photographes, qui ne fait pas moins de 506 pages, avec 300 photographes, paru en 2020. Etc.
On voit aussi surgir nombre d’expositions personnelles consacrées à de grandes artistes internationales, inconnues du grand public en France. L’été dernier Mirdidingkingathi JuwarndaSally Gabori, à la Fondation Cartier, dépliait les cartographies et paysages mentaux de son île natale en de vastes peintures lumineuses, abstraites à nos yeux occidentaux, qui ne savent pas lever les signes, mais connaissent bien l’abstraction lyrique. Cet hiver, Alice Neel, un regard engagé, occupait les cimaises du Centre Pompidou, avec son art singulier et ravageur du portrait. Rosa Bonheur, qui a eu les honneurs d’Orsay, et attiré tant de familles et d’enfants au Musée, participe de ce mouvement vers le haut de l’affiche des femmes artistes. En ce mois de février, l’américaine Faith Ringgold expose au Musée Picasso, dans un accrochage qui concentre son œuvre en cinquante tableaux, et la sud-africaine Zanele Muholi à la Maison Européenne de la Photographie.
A l’exception de cette dernière, il s’agit là d’un féminisme des sixties et des seventies, ces belles décennies d’utopies tous azimuts. Ma mère en était, bien sûr, et de ce fait le féminisme m’apparut longtemps comme une lutte de la génération précédente, passée. Pourtant, comme pour nous toutes, ma féminité a impacté ma vie professionnelle. Il faut dire que je n’ai jamais cherché le statut protégé d’une activité féminine, ou subalterne. L’enseignement aurait tant plu à mon père, pour moi : « tu pourras élever tes enfants et travailler, c’est bien pour une femme ». Je suis partie à l’opposé, chercher les postures à risque, ou les postures exposées de l’autorité. Amazone à ma façon, j’ai participé à des assemblées éprouvantes de costumes-cravates. J’ai été traitée d’ « arrogante », en exprimant mon point de vue expert. J’ai traversé les crises d’hystérie collective d’un secrétariat exclusivement féminin, docile à l’autorité masculine. J’ai souvent été naïve, endossant la responsabilité d’un échec, là où toute femme aurait échoué. Le plus difficile demeure : partager les discriminations que nous vivons avec nos hommes, bienveillants et disposés à passer l’aspirateur. Mais le féminisme est de nouveau, depuis vingt ans, un champ culturel passionnant, avec ses déesses amazones, ses pen-soeurs et ses artistes. Réjouissons-nous !
American people serie#Die, de Faith Ringgold, 1967, 182 x 365 cm. huile sur toile. The Museum of Modern Art, New York, gift of The Modern Women's Fund. © Faith Ringgold / ARS, NY and DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2021. Digital Image © The Museum of Modern Art/Licensed by SCALA / Art Resource, NY
Les amazones
Etre femme et artiste n’est pas sans conséquence : les créatrices citées plus haut sont toutes saluées comme militantes féministes, un combat rencontré dans la revendication de leur liberté à être artiste, dans un monde qui y est peu ouvert. Le chemin est encore long, et touche à l’intimité même de la langue, où il nous serait bien difficile d’inverser les genres. On entend sans ciller parler de « femme artiste » alors qu’un «homme artiste » serait follement incongru ! L’histoire de l’art connaît déjà de nombreuses artistes féministes, nouvelles figures d’amazones : Niki de Saint-Phalle et ses tirs à la carabine, Annette Messager et ses fétiches, Louise Bourgeois et ses cellules… Toutes trois déploient leur œuvre dans la sensibilité du corps, de ce qui le déchire, et de ses fantasmes, faisant de ces sujets une sorte de fait féminin. Et je ne parle pas des performeuses, comme Gina Pane ou Vallie Export. Les artistes sont féministes de facto, par nécessité.
Or ces œuvres au féminin que l’on découvre aujourd’hui sont souvent doublées d’un autre militantisme. Reprenons les exemples cités plus haut : au service des déclassés de la société américaine chez Alice Neel ; pour la reconnaissance des animaux, avec Rosa Bonheur ; dans la lutte pour les droits civiques afro-américains, avec Faith Ringgold ; et la cause LGBTQIA+ pour Zanele Muholi. Comme s’il ne leur suffisait pas de faire œuvre, mais qu’il fallait la légitimer de plus par un propos politique, qui fait sortir d’autres qu’elles-mêmes de leur invisibilité. Et nous, spectateurs, comme si nous ne pouvions considérer ces œuvres sans la doublure d’un combat virilisant. Notre époque aime sans doute une approche guerrière, présupposée en antinomie avec la figure féminine. Je pense à la recherche du sensationnel avec l’exposition Femmes photographes de guerre[2] ou au livre Elles risquent leur vie, cinq femmes reporter de guerre[3]. Le retour du mythe des amazones, pour qui chassent et guerroient, ce qui leur garantit une absolue indépendance et une totale liberté. Une liberté encore dangereuse pour un ordre établi ? Les femmes artistes sont dangereuses, titrent Laure Adler et Camille Viéville dans leur ouvrage de 2018. Et tout cela n’est qu’une minuscule part émergée de la réelle place des femmes dans la quête de liberté. Combien sont engagées aujourd’hui dans l’émancipation de leur peuple, au prix d’une lutte à mort avec leurs oppresseurs. Combien de journalistes au féminin, arrêtées ou assassinée ? Et ces femmes iraniennes qui ont entrainé l’ensemble de leur société ? Le courage n’est pas genré.
Margaret Evans Pregnant, 1978, Huile sur toile, 146,7 × 96,5 cm,Institute of Contemporary Art, Boston, The Barbara Lee Collection of Art by Women © The Estate of Alice Neel and David Zwirner. Photo Kerry McFate
Une question, me semble valoir d’être posée : y a-t-il une spécificité de l’apport et du regard féminin, à ces luttes et par ces œuvres ? Plus que les autres exemples cités, les œuvres de Faith Ringold découvertes au Musée Picasso ou celles d’Alice Neel au Centre Pompidou m’incitent à répondre oui.
Slave Rape, Faith Ringgold 1972, huile sur toile, cousue sur toile, 233x129 cm
D’abord parce que les figures féminines abondent dans leur iconographie. Dans American people serie#Die, de Faith Ringgold, le premier plan est occupé par trois femmes aux vêtements colorés. Comme l’ensemble des protagonistes de cette scène sanglante, elles tentent d’échapper autant qu’elles se précipitent au coeur des combats. Chaque personnage est en déséquilibre, prêt à chuter. Le sang goutte, les bouches crient et les yeux s’écarquillent, à l’exception de deux enfants effrayés, un blanc et un noir blottis l’un contre l’autre, au sol. Contrairement à la maxime, ce ne sont jamais les femmes et les enfants d’abord . Ces invisibles des combats, souvent cantonnés au rôle de victime, passent ici au premier plan.
Au fil de son oeuvre, la forme devient plus naïve, plus primitive. L’exposition nous fait passer d’une sorte de graphisme militant aux couleurs vert, noir, rouge, baignés d’un jus noir transparent, à des tissus assemblés de papiers, recousus et brodés. Elle revendique cet usage du textile comme son identité plastique de femme noire, et un pas vers ses ancêtres africains. Faith Ringgold inscrit l’ensemble de son travail dans le processus d’émancipation des afro-américains, qui fut le grand combat de son époque. Pas de doute que son œuvre lui permit de sortir de sa condition : exposer Die aux côtés du Guernica de Picasso au Moma, est une belle preuve de cette émancipation.
En1972, elle représente la fuite des esclaves en trois peintures qui prennent ses filles pour modèle : Slave Rape, portraits de femmes nues, dont l’une est enceinte, accompagnées impératifs « fight to save your life », « fear will make you weak » … L’imbrication de son histoire personnelle, avec ce qu’elle apporte d’individualisation du sujet, donne à ses peintures une dimension encore plus touchante. Comme dans l’Histoire elle même, il y a les êtres humains derrière les archétypes. Son parcours en peinture se superpose à sa quête de soi. Son point de vue se colle à son point de vie.
Big Hug
Est-ce une sensation très personnelle, parce que je cherche aussi ce que l’art touche en moi et dans mon histoire ? En avançant dans l’exposition, j’ai eu envie de prendre ces personnages dans mes bras, pour leur donner un hug de consolation, comme le font spontanément les américains, en lui murmurant pour atténuer sa peine « So sorry, I’m so sorry ». Désolée. Consolation et regrets.
Regrets de mon adolescence dans son cocon matériel. J’affichais dans ma chambre un poster d’Angela Davis : sa magnifique coiffure afro au milieu des arabesques aux couleurs criantes du flower power. Je redécouvre aujourd’hui la force du sentiment de sororité, là où je ne voyais qu’une icône romantique, dans cette image aussi politique que marchande collectée innocemment, par celles et ceux de ma génération. La sororité comme acte politique, à la base de toute pensée féministe. Ma famille de quatre sœurs est plus féministe et matriarcale qu’elle ne le croit.
The Spanish Family, Alice Neel, 1943 Huile sur toile, 86,4 × 71,1 cm © The Estate of Alice Neel and David Zwirner. Photo Malcolm Varon
Pour en revenir à ma question première, d’identifier une éventuelle spécificité du féminin en art, une partie de la réponse réside pour moi une certaine sensibilité au vivant, aux êtres, aux choses, aux douleurs de l’Histoire, portée par un regard capable de voir le réel tel qu’il est. Affectueusement et sans jugement. N’ayons pas peur du cliché : j’ai envie de voir l’avènement d’une sensibilité, en même temps que le féminisme, en ce début du XXIème siècle.
Mais une sensibilité qui n’est pas simplement romantique. Donner à voir ce qui est exclu des représentations, où l’image commerciale domine, est un acte politique fort. Une évolution de partage du sensible, -pour citer Jacques Rancière[4], par son élargissement. « L’état de négritude exige de voir les choses telles qu’elles sont, pas comme on voudrait qu’elles soient »[5] dit Arthur Jafa, L’état de femme également.
La peinture d’Alice Neel est habitée par ce regard qui associe sensibilité et réalisme dans la représentation des corps fatigués, meurtris, blessés, dont les visions sont parfois insoutenables. Elle y représente la construction sociale des corps. Elle peint les corps des femmes enceintes, nues, ou violentées ; les corps des hommes, misérables, blessés, ou simplement dans leur banale vérité. Elle demande au spectateur de soupeser pour chaque portrait le poids de la vie, celui des enfants, du travail ou des ans. Les personnages sont représentés frontalement, offerts, et leur regard plonge droit dans nos yeux, sans que l’on puisse s’en détourner. A moins que les yeux ne soient fermés : c’est le cas du portrait d’Andy Warhol, affichant ses blessures après l’attentat de Valérie Solanas, et qui préfère ainsi s’absenter. Comme un enfant confondant ne pas voir et ne pas être vu, qui disparaît en fermant les paupières. A travers la peinture, toutes ces personnes se donnent à voir elles-mêmes, acceptant leur pauvre réalité, résignés à être comme ils sont. Sororité et fraternité.
Andy Warhol, par Alice Neel, 1970, Huile sur toile, 152,4 × 101,6 cm; Whitney Museum of American Art, New York.
© The Estate of Alice Neel Photo © 2022. Digital image Whitney Museum of American Art / License by Scala
Le vrai visage
Accepter de voir son propre corps tel qu’il est, avec son propre vieillissement, n’est pas chose facile dans notre univers d’images aux corps rutilants comme des machines, sans odeurs ni cicatrices. Depuis quelques années, je surveille étonnée cette adolescence inversée qui m’arrive, et qui fait apparaître progressivement un nouveau corps, auquel il me faut m’habituer. La concordance de ces deux âges à proximité des bornes de la vie, n’est peut-être pas seulement physique, si j’en crois l’octogénaire croisée récemment qui arborait une chevelure rare, mais rose comme celle d’une étudiante de première année aux beaux-arts ! Et par dessus tout, je ne supporte plus l’image de mon visage dans le miroir. Cet affaissement des joues, cette paupière tombante, ces rides et micro-rides qui s’entrecroisent, ce n’est pas moi. J’enrage de ne rien pouvoir y faire. J’y pense parfois quand on me regarde. J’ai envie de lui dire : « désolée d’offrir cette image, mais elle ne me représente pas ». Et c’est peut-être pour cela que j’écris : je rêve que mes textes me représentent à la place de mon visage. Qu’ils me précèdent. Je ne veux pas d’un masque, ni de quelque chose qui maquille et s’enlève. Me faire un visage de phrases, avec un mot pour chaque partie, qu’il m’est difficile d’aimer : un gros mot pour chaque œil, un petit mot pour chaque aile du nez, un mot de bouche, un mot de front, un mot de menton… Mes mots, choisis et assemblés, sont plus que mon visage tel qu’on le voit. Ma croyance est qu’ils peuvent mieux rendre compte de mon visage changeant et de sa vérité.
[1] Slogan des femmes kurdes repris comme cri de ralliement de la contestation en Iran, ainsi que de la solidarité féministe dans le reste du monde. [2] Ed Taillandier, janvier 2019 [3] Musée de la Libération, Mairie de Paris mars à décembre 2022 [4] Le partage du sensible, esthétique et politique, Jacques Rancière, la Fabrique Editions, 2000 [5] entretien avec Laure Adler, France Inter 13 octobre 2022
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