Fabrice Hyber, Mimosa Echard, Paris, janvier 2023
La Fondation Cartier pour l’Art Contemporain a fait du vivant et de l’art non occidental son sujet, depuis vingt ans, avec des expositions stimulantes, régénérées par leur métissage avec l’anthropologie ou les sciences naturelles. La synthèse de ce programme présentée l’année dernière à Lille 3000 suffisait à démontrer la cohérence et la pertinence du sujet « le vivant »[1] bien au-delà d’un soit disant air du temps. Bruno Latour, Philippe Descola, Donna Haraway, Vinciane Despret ou Baptiste Morizot et d’autres posent des récits inédits sur les balbutiements de mes intuitions, et me touchent profondément. Leurs travaux sont toujours poétiques. Ils déploient une pensée par le sensible, aiment comme moi les récits qui nous font renverser sans douleur les carcans conceptuels dualistes qui nous structurent. Autant dire combien leurs œuvres sont libératoires.
Marabout-bout de ficelle
Fabrice Hyber, dans la Vallée, dernière exposition en date à la Fondation Cartier, déplie un univers personnel placé dans ce courant de pensée. Il l’approche par le terroir -cultiver, planter des arbres- avec une fantaisie naïve, et en même temps très décidée. Ses tableaux déroulent des leçons de choses comme on en faisait à l’école, y inscrivant sa pensée en itinérance. Sous sa main de professeur au tableau, science, philosophie, mathématiques, biologie s’éclairent de leurs questions réciproques.
Il figure notamment le lien de dépendance inter-espèces et la continuité humain-végétal dans de nombreuses peintures sous le mode marabout-bout de ficelle et multiplie les concaténations de ce type. D’une forme à l’autre : le nuage, le mouton, le feuillage ; d’une espèce à l’autre : la greffe de plante sur le mollet, le corps de terre qui prend racine ; d’une discipline à l’autre : de la botanique aux mathématiques… mais toujours imbriquant sciences de la vie et fiction. Cent pommiers peuvent produire mille cerises, si chaque pomme produit dix cerises. La démonstration est mathématiquement imparable, sur son socle instable gentiment fantaisiste.
Fabrice Hyber, Homme de terre, 2022 - Fusain, peinture à l’huile, pastel sur toile, 150 × 250 cm © Fabrice Hyber / Adagp, Paris, 2022.. droits réservés
Un corps de terre crue[2] posé sur une table de dissection, nourrit des plantes, comme sa représentation imagée, qui sert d’affiche à l’exposition. Le rapprochement est moins familier que la greffe animal/humain, que l’on trouve dans tant de mythologies, et sous forme de nombreuses chimères dans l’art. C’est l’illustration littérale du credo de Donna Haraway « nous sommes du compost ». On pense à l’humusation étatsunienne ou à ces cimetières écologistes allemands, qui refusent l’embaumement, frein à la décomposition et pollueur des sols, et mettent les corps en terre, tout simplement enrobés de graines, comme un tataki de thon roulé dans le sésame. Le corps sculpté par Fabrice Hyber est pris dans un circuit d’eau, recueillie par des tuyaux. Les fluides picturaux qui coulent des corps aquarellés, plongent dans le sol et deviennent racines. S’élevant vers le ciel, les jeunes pousses partent du gisant dans un devenir-plante de l’être humain. Ces corps humains nourrissent les plantes, qui nous nourrissent.
Cette image m’a tout de suite semblée familière et j’ai mis quelques jours à retrouver la magnifique miniature radjasthani de bouddha couché, une fleur de lotus épanouie, droite sur sa tige, sortant de son nombril. Le lotus, symbole de pureté et de renaissance, et dont le parcours de la boue du fond de lac à la fleur, est une métaphore du voyage spirituel de l’être humain.
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Ce nouveau dialogue inter-espèces est central pour les penseurs cités en introduction. Il oblige à une nouvelle posture, qui est la clé de notre vie et sûrement de notre survie. Il relève largement d’une crise des catégories, qui est le lot des périodes de grandes mutations, comme celle que nous traversons aujourd’hui, et leur confère leur fertilité. Les exemples abondent : des disciplines étrangères sont appelées à collaborer sur de nouveaux terrains, la littérature se renouvelle dans l’autofiction, la danse contemporaine se renouvelle par le théâtre, etc. Sortir des catégories résonne comme une émancipation. Les transformations physiques de la fluidité des genres (gender fluid, inter-genre, transsexuel) apparaissent comme une forme intime de cette mise en crise généralisée et libératrice.
Fluidité des mondes
L’hybridation, la greffe touche les corps et les consciences. Ainsi les Na’vi, habitants de la planète rêvée par James Cameron dans Avatar[3], possèdent une longue tresse qu’il leur suffit de brancher sur certaines plantes luminescentes pour accéder à un état de conscience supérieur. Solide et ramifié comme de la fibre optique, le câblage révélé par la bioluminescence les amène à tout coup dans leur passé et les connecte à une conscience-mémoire universelle. On sort de ce film mouillé jusqu’à l’os, étourdi de vitesse et de violence, imbibé de bons sentiments, mais surpris de dénicher en maints endroits, sous l’aspect simpliste de la lutte du bien contre le mal, la complexité des échos de cet univers avec notre époque.
Prendre conscience de la porosité des mondes ferait le plus grand bien à l’humanité.
Fabrice Hyber l’a compris, et il fait de la fluidité une figure maitresse de sa représentation, où tout se mêle et communique. L’Homme de Bessines, ce gardien du vivant, petit homme symbole de la vie, coloré du vert franc d’un jour du printemps, verse de l’eau par une multitude de trous répartis sur le corps, dans une hyper (hyber, dirait l’artiste) -lacrymalité. Normal, pour une fontaine. Avec fluidité, l’écriture et le dessin au fusain font une continuité désordonnée, sur le fond léger, délavé de l’huile diluée, transparent. Sa manière d’illustrer le déroulement d’une pensée sans contraintes évoque la liberté joyeuse de Raoul Dufy, avec le même trait noir simplificateur et l’aquarellage dissociés.
Fabrice Hyber L’Arbre rouge, 2021 Fusain et peinture à l’huile sur toile 200 x 300 cm Collection privée (détail)
A l’instar de James Cameron, Fabrice Hyber nous infantilise pour nous faire grandir, au point d’en être parfois agaçant. On peut le trouver bêtifiant et narcissique. On lui pardonne beaucoup car il est par dessus tout un semeur, entrainé par son tempérament à la prolifération d’idées, de graines, et de forêts. Il faudrait retourner au sens fort d’innocenter, pour dire que ces deux œuvres, cinématographique et plastique, nous font toucher à une innocence éclairée, sur fond de paradis terrestre.
Larmes
Mimosa Echard, artiste dont l’œuvre est peuplée de fluides corporels et d’organes, de déchets organiques ou industriels, s’intéresse aussi à la botanique et à son rapport avec le corps humain. Sève et sang. Mais aussi plastique, métal, cartes numériques. Elle montre des organes et ce qui les nourrit dans une même matière, fluide et colorée.
Son exposition En 2022 au Palais de Tokyo[4] intitulée Sporal, abordait la fluidité sous l’angle visqueux et inter-genre, dans une installation inspirée du myxomycète. Cet organisme unicellulaire, mi-animal, mi-végétal, plus ou moins champignon, appelé communément blob, fascine les scientifiques au point d’avoir été envoyé sur la station spatiale internationale en 2021. Aussi célèbre que Thomas Pesquet, donc, le blob s’élève à la maison, et fait l’objet de concours lycéens comme le plus long blob du monde… Plonger le spectateur dans les phases de la vie d’un blob a permis à Mimosa Echard de déployer un environnement psychédélique, nourrit de collages hétérogènes, et un jeu vidéo, au cours duquel le joueur échange les fluides, change de matières et de types sexuels.
La fluidité imprègne Escape more, l’œuvre qu’elle présente au Centre Pompidou, pour le Prix Marcel Duchamp 2022, comme une « machine lacrymale féministe »[5]. Elle se compose d’un mur d’eau au travers duquel on aperçoit l’association hétéroclite et précaire d’objets, d’écrans vidéo, de peintures et de dessins aux contours indéfinis. L’eau qui coule en continu rend illisible ce qu’elle recouvre. L’œuvre offre pour seule prise l’immersion qui unifie, s’étend sur toutes choses, noie. Œuvre féministe ? Pour Mimosa Echard, comme pour Paul Preciado, l’intime féminin, ses organes et ses fluides, sont éminemment politiques, biopolitiques[6].
Les larmes sont bien affaire de femme. Féminines et féministes. Féminines, au point d’imaginer que mes sinusites sont mes larmes refoulées ; ou que le flux menstruel, est fait des pleurs des enfants qui n’ont pas été conçus… L’arme des larmes nous est propre, et combien puissante. Quand les mots raisonnables et les caresses demeurent sans effet, comment se faire comprendre ? Comment transmettre la force de la douleur vécue ? J’en ai personnellement peu usé, mais j’ai expérimentée durant toute ma jeunesse la machine lacrymale maternelle. C’était son arme de femme trompée. L’expression directe de sa parole empêchée. Combien de repas familiaux n’a-t-elle pas quitté en pleurs, devant mon père mal à l’aise, minimisant d’un sourire gêné, et ses quatre filles attristées, dans l’incompréhension totale de ce qui suscitait cette crise de larmes ? Plus tard, dans l’égoïsme de l’adolescence, je n’ai plus compati, ni même cherché à comprendre. Mais une mélancolie profonde a imprégné ma prime jeunesse, et il m’a fallu du temps pour m’en débarrasser. Car les larmes transportent la contagion de la souffrance. Elles ont le pouvoir de toucher plus profondément que les mots les plus durs, et plus largement que celui à qui elles sont destinées.
J’ai été replongée dans cette puissance des larmes récemment, et de façon tout à fait inattendue, au cours d’une séance de cinéma.
La dernière scène du film Les Amandiers de Valeria Bruni-Tedeschi montre Stella, comédienne de l’Ecole, mimant la présence d’Etienne, collègue amoureux décédé tragiquement d’une overdose. Elle danse avec lui, invisible, le prend tendrement dans ses bras et se couche contre lui, sur la scène du légendaire Actors Studio newyorkais. Tandis que l’image fait place au noir et que défile le générique, on entend la belle voix d’Etienne lui répondre, prolongeant l’image. Et à cet instant là, dans la salle de cinéma bondée et sidérée, des sanglots sonores se sont élevés, aussi forts que le son du film, puissants et continus. Etait-ce la réponse de Stella à son amant ? Etait-ce dans le film ou dans la salle ? Quand la lumière s’est rallumée, il n’était plus possible de douter : une spectatrice pleurait bruyamment. L’émotion du film qui nous avait tenus haletants, avait traversé l’écran. Le deuil de Stella avait rencontré un autre deuil, effaçant les frontières. Les spectateurs restèrent quelques minutes immobiles, comme accablés, avant de se lever pour sortir en silence, intimidés par le chagrin incommensurable et sonore, qui continuait à résonner.
[1] Les Vivants, Tri Postal Lille, 14 mai 12 octobre 2022 [2] L’homme de terre, installation 2022 [3] Avatar2- la voie de l’eau, sorti en France en novembre 2022. [4] Sporal, Mimosa Echard, du 15/04 au 4/09 2022, Palais de Tokyo, Paris [5] dixit Mimosa Echard, dans le guide de visite de l’exposition Prix Marcel Duchamp, au Centre Pompidou. [6] Paul Preciado, Un appartement sur Uranus, éditions Points 2021, p 64
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