Rencontres d’Arles- août 2022
Je ne manque pas le rendez-vous annuel des Rencontres d’Arles, par amour de cette ville, autant que par curiosité pour la photographie. A dire vrai, je n’ai jamais vraiment compris, conceptuellement parlant, comment dissocier ce médium des autres productions artistiques. Mais chaque année, les Rencontres montrent comment la photographie est une entrée souple sur de multiples domaines, qui tous me passionnent : l’histoire de l’art, la sociologie, l’art du portrait, l’ethnologie, le spectacle vivant, bref, tout ce qui compte dans le monde comme il va. Cette année les découvertes d’Arles m’ont plongée dans une méditation inattendue.
Nous étions logés chez un particulier ayant transformé un donjon du quartier de la Roquette, en appartement : à chaque étage, ou demi-étage, une pièce, distribuée par un escalier aussi raide que celui de l’Abbaye de Montmajour. L’entrée de notre chambre était sans doute peu feng-shui : on arrivait en haut d’un escalier de trois marches, en surplomb au-dessus du lit, dans une salle en pierre de 5 mètres sous plafond pour 20 m2 au sol. Dès la première nuit, je fus réveillée par un cri vers 3h du matin. Un cri qui me glaça. Mon compagnon en plein cauchemar hurlait : « y a quelqu’un dans la pièce, y’a quelqu’un dans la pièce ! » il dormait, terrorisé, et je mis de longues secondes à l’extraire de ses visions et à le réveiller. Il avait lutté avec un esprit pour défendre notre porte. Nous mîmes du temps à nous rendormir. Mais à la réflexion et la lumière du jour, nous nous accordions à penser : quoi de plus normal que de croiser un fantôme à cet endroit là ?
Le lendemain matin, nous découvrions l’œuvre de l’iranien Arash Hanaei avec son curator Morad Montazami, dans une exposition baptisée Hantologie suburbaine. Avec un H majuscule. D’abord photographe, Arash Hanaei travaille numériquement ses photographies, pour déréaliser ce que l’appareil a saisi, et les introduire dans un autre récit, saturé de couleurs, qui clame sa nature numérique. Le métavers qui déploie un monde purement numérique, est une nouvelle forme d’utopie, mise en parallèle avec des formes plus anciennes, bien matérielles celles-là : c’est ce que raconte notamment, son très beau film sur les bâtiments de Jean Renaudie à Ivry sur Seine, labellisés patrimoine du XXe siècle depuis 1978. Cet architecte de génie se souciait du bien-être des habitants, et de la beauté de leur habitat, à l’époque où les banlieues vibraient d’utopie sociale et architecturale, portées par des engagements politiques, et où les « intellectuels de gauche » habitaient.
Ce film sur l’Etoile d’Ivry fait un parallèle entre l’univers numérique du métavers et l’organisation de ces bâtiments. Il célèbre la complexité de l’architecture de Jean Renaudie, dont le plan rappelle le dédale d’un monde numérique, qu’il viendrait hanter. Cette superposition d’une architecture de béton, -paradigme de la matérialité-, avec le métavers, - paradigme du virtuel-, installe la réversibilité du réel et de son double. Qui sont les fantômes ? Le métavers, miroir du monde, monde en miroir, est hanté par le réel. Ou bien ne sommes nous pas des fantômes, qui hantons notre propre réalité, concentrés que nous sommes sur le monde des images ? « L’autre, c’est ce réel-ci, soit le double d’un autre réel qui serait lui le réel même, mais qui échappe toujours et dont on ne pourra jamais rien dire, ni rien savoir » écrit Clément Rosset dans le Réel et son Double. Dans ce jeu de miroirs à l’infini, que pourrions nous savoir de ce monde, si ce n’est par ses images ?
Le film d’Hantologie suburbaine est une imbrication de séquences rythmées : la descente magnifique et haletante d’un adepte de Parkour, - « un traceur » dans le langage de la discipline- dans les escaliers extérieurs en cascade ; l’échange de l’architecte et du webmaster de part et d’autre d’une grande table, dans un dispositif type « Poutine/Macron » ; la danse au ras du sol d’un corps entièrement gainé de noir, qui entraine dans sa reptation un voile de plastique transparent. Je me plais à y voir le drap du fantôme et le corps souple et dansant de Musidora dans Irma Vep.
Dans le donjon du quartier de la Roquette, je finissais de visionner la série éponyme d’Olivier Assayas. Les ondes wifi, comme les esprits, passent au travers des murs les plus épais. Le réalisateur y multiplie avec finesse les mises en abyme, donnant à l’ensemble la forme de son sujet : un groupe de malfaiteurs joue au fantôme, invisible, insaisissable et voleur. L’héroïne de la série rejoue Musidora dans les Vampires de Feuillade en 1915 - « série » originelle en 10 épisodes. Elle rejoue aussi Maggie Cheung dans un autre film d’Assayas, réalisé en 1996, film évoqué dans la série par un truchement, où elle devient la femme du réalisateur, dont il est séparé. Les fantômes investissent peu à peu l’histoire, jusqu’à la saturer : Musidora apparaît à l’actrice, la conseille ; la femme absente du réalisateur apparaît dans la cuisine de son appartement, tout en vivant en Asie ; et l’actrice elle-même « hantée » par son rôle, se met à traverser les cloisons de son hôtel, comme le permet la magie du cinéma. Olivier Assayas parle bien sûr, surtout, avec sensibilité et poésie, de cinéma : des scénarios copiés, redoublés, des multiples films qu’il a vus ou réalisés, qui habitent son travail de réalisateur, des acteurs et actrices, hantés par leurs rôles, ou dont le personnage vampirise les émotions intimes. Un cinéma où les frontières s’effacent, entre le monde joué et le monde vécu. Les esprits habitent les images que fixe la pellicule ; ils sont ces images.
A ce point de la visite arlésienne, toutes les expositions des Rencontres sont devenues pour moi un terrain de chasse aux esprits : la photographie y retrouvant sa fonction historique de révélateur de l’invisible, et le Festival 2022, son rôle de miroir de ce qui nous hante.
Wang Yimo « Théâtre sur terre » : elle a filmé une centrale électrique désaffectée où les anciens employés reviennent, à l’initiative de l’artiste. Le travail, monotone, difficile, et les idéaux industriels d’une époque sont représentés par les corps des ouvriers, en uniforme bleu et casque jaune. L’un d’entre eux prend un accordéon : on est passé à autre chose. La copie dessinée d’une pièce de machine se promène, comme un petit robot, superposé au film, sorti d’un autre univers. Les fantômes du passé passent d’un monde à l’autre, d’une nature à l’autre, -photographique ou illustration- et se côtoient.
Mais l’architecture n’est pas le seul environnement hanté : la nature, très présente, n’est pas en reste. J’ai souvent pensé au grand Apichatpong Weerasethakul, dans Uncle Boonmee notamment, pour son regard sur la forêt tropicale qui relie différentes époques, habitée et hantée.
Sharbedu De, dans Patries imaginaires, propose une forêt qui unifie le vivant. Les humains comme les troncs et les lianes sont pris dans un même bleu, dans un même vert, dans un même flou, dans la même profondeur bouchée de brouillard où tout peut surgir.
Noémie Goudal, dans son film Phoenix présente une nature fantôme d’elle-même. Son effacement est certain, mais sa permanence aussi. Dans un jeu d’images superposées, qui coulent ou flambent, l’inondation ou le feu font disparaître un paysage tropical luxuriant, en quelques minutes, sous nos yeux ébahis. Une disparition qui se rejoue encore et encore, comme une litanie.
Plus étonnantes à mon sens, les Images-forêts de Léa Habourdin. La photographie se fait empreinte de pigments naturels, dans des images suspendues entre surgissement et effacement. Un entre deux dont on perçoit le caractère provisoire, comme l’apparition de l’image dans le bac du révélateur photographique.
Si un arbre tombe dans une forêt : l’exposition collective de Untitleduo « invite le spectateur à prendre conscience des frontières du visible et des tropismes qui les sous-tendent », comme l’expose la présentation. On y croise :
- Belinda Kazem-Kaminski : Révéler- en conversation convoque le spectre du colonialisme, le défier en cherchant de nouvelles formes pour représenter ce passé traumatique
- Julien Lombardi : La terre où est né le soleil. Dans le désert mexicain, tout entier fantomatique, une vache nous regarde. Ses yeux, lumineux comme des phares, nous éblouissent.
- Wiame Hadd, à propos d’une chambre occupée; quelques images pour rendre compte d’un entre deux temporel et spatial, des fragments pour dire un drame qui se joue ailleurs.
SNEG, la neige, est le personnage central des photographies en noir et blanc du slovène Kalvdij Sluban. Elle donne au noir une densité de graphite et au blanc celle de l’absence, de ce qui n’est pas encore apparu. Elle avale ce qu’elle recouvre, faisant aussi disparaître l’horizon, dans le brouillard. Elle accueille la trace, fugacement.
Des fantômes apparaissent et font « image ». Le plus évident est dans l’exposition Chants du ciel (cf ci-dessus copyrigth Alessandro Mosalini), qui réunit dans une pirouette conceptuelle le nuage matériel et le cloud, projection romantique de nos données numériques. On y découvre de nombreuses curiosités intéressantes et méconnues, sur les relations entre la photographie et les nuages. Parmi elles, une collection des « visages-nuages ». Et cela parle à mon identité de chasseuse de fantômes, chez les chasseurs d’images, qui sont aussi chasseurs de nuages…
Dans l’installation de Sandra Brewster, Flou. Par transfert photo au gel sur le mur, de portraits géants, elle dit une fragilité et instabilité de l’image. Des portraits dont les traits précis échappent, au profit d’une empreinte fugitive.
Barbara Iweins dresse un Katalog d’objets pour le corps/sans le corps, vidés de leur chair et de leur fonction : vêtements, brosse à dents… Des objets dont nous sommes absentés et présents à la fois.
M’interrogeant sur cette passion soudaine pour les fantômes, et sa source profonde, je pense immédiatement à la place de l’image, à l’image-rêve plus qu’à l’image-souvenir, dans la pratique analytique. A mes huit ans passés auprès d’une analyste lacanienne, au magnifique revers verbal, aux balles qu’elle me renvoyait sûrement, à bon escient, depuis le fond d’un invisible court. Mes fantômes prenaient corps. J’étais la spectatrice émerveillée de rêves passionnants, aux scénarios improbables et puissants, des acteurs familiers jouant sans limite de la métamorphose. Jouir de la fantaisie de ses rêves. Si les images sont floues, le récit qu’elles portent est par contre très sûr : dirigé et ne laissant rien au hasard. Les esprits d’Arles m’ont semblé parfois moins précis, plus convenus, moins satisfaisants.
J’ai cependant croisé avec bonheur Francesca Woodman, dans l’exposition collective Une avant-garde féministe, de la collection Verbund de Vienne. Cette jeune performeuse à jamais fantôme d’elle-même, dans ses images comme dans la vie. Son corps, dont l’on sait qu’il sera défenestré, habite toutes les images. Une œuvre entière de photographe, consacrée à installer son fantôme dans notre monde, avant de le quitter.
Arles nous amène à nous interroger : quel est le corps d’un fantôme ? A partir de quand, un corps devient-il une apparition ?
Katrien De Blauwer : « Les photos qu’elle ne montre pas ». Toutes ses images sont des assemblages, montages, collages. Ils portent des récits suspendus, composés aux ciseaux à partir des corps et des paysages de magazines. Les visages sont coupés au dessus de la bouche ou au milieu du nez, pour laisser place à notre projection de spectateur, qui vient y placer tous les visages, qui nous hantent à notre insu. Ne suffit-il pas d’enlever le regard d’une image, pour passer de vivant à fantôme ?
La courageuse Lee Miller a photographié l’ouverture des camps de concentration, en 1945. Une vision dont l’appareil photographique, dont on dit qu’il met à distance et protège le photographe de ce qu’il voit, ne l’a sans doute pas mise à l’abri de ce cauchemar. Tant de morts. Et tant de vivants dont on doute qu’ils soient bien en vie. Ces corps entre la vie et la mort. Des fantômes parmi nous.
Ou mon père, sur son lit d’hôpital, il y a bientôt vingt ans. Un lit où depuis deux semaines, il avait pleuré, demandé pardon, dit son amour et fait ses adieux, à sa façon. Les soignants de l’hôpital, ses enfants, sa femme, sa chambre impersonnelle, tout attend sa mort. Quelques heures avant, je me retrouve seule avec lui. Il est dans la pénombre. On n’entend que son râle : sa respiration encombrée d’un gargouillis, dont on m’a dit qu’il est du à la morphine. Un souffle accompagné de bruits, épais, et qui dit : « je suis là » en inspirant, « je suis là » en expirant. Ses yeux sont fermés. En m’entendant arriver près du lit, vers sa tête, il s’agite et me saisit le bras, refermant sa main, restée étonnamment puissante, sur mon effroi. Ni vivant ni mort, mais déjà fantôme. Je n’ai pu rester. Je n’ai pas su m’asseoir, lui prendre la main, et le consoler de sa propre terreur. Peut-être si ses yeux s’étaient ouverts ... Ai-je eu peur qu’il m’emporte ? Je n’ai pas su m’accorder à ce moment entre vie et mort, ni prendre appui sur la certitude de ma propre vie. J’ai pris peur et lâchement, je me suis enfuie.
Jacqueline Salmon, Espagne, XVII ème
Je ne peux clore cet inventaire partiel d’hantologie, sans un contre-point ; sans évoquer la magnifique recherche-création de Jacqueline Salmon avec Le point aveugle : un inventaire photographique gigantesque, à en être vertigineux, des périzoniums, ce drapé posé sur les hanches du Christ crucifié. Dans ces crucifixions qu’elle a photographiées, parcourant dix siècles de peinture, on ne peut deviner le sexe sous le drap, à quelques exceptions près. Mais l’époque baroque nous enivre d’envolées suggestives démesurées, comme un retour du refoulé, tambour battant. Ce « point aveugle » de l’histoire de l’art serait aussi un « point d’aveuglement » : le Christ est en général un homme sans sexe. Peu de fantômes dont le drapé révélerait la forme. Peu de fantômes à proximité du Christ. Nous voilà sauvés.
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