Farah Atassi et Ulla von Brandenburg, la Société des spectacles, Fondation Pernod-Ricard,
Weegee, Autopsie du spectacle, fondation Cartier-Bresson
Mohamed Bourouissa, Signal, Palais de Tokyo
La zone d'intérêt, film de Jonathan Glazer, 2023
« L’origine du spectacle est la perte de l’unité du monde, et l’expansion gigantesque du spectacle moderne exprime la totalité de cette perte… »[1]
« Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale »…[2] Guy Debord
Quelle que soit la façon dont on comprend le concept de Société du spectacle – au sens littéral ou au sens post-marxiste tel qu’il l’a déployé dans ses ouvrages – Guy Debord demeure le prophète indépassable de notre présent. L’intégration du spectacle à toutes les dimensions de notre existence, qu’elles soient psychique, économique, sociologique … est opérée au quotidien au-delà de ce qu’il décrivait en 1967, à la première publication de son livre.
L’exposition [3] à la Fondation Pernod-Ricard, de Farah Atassi et Ulla von Brandenburg, en s’intitulant la Société des spectacles, paraphrase ce titre mondialement connu, qu’elle reprend approximativement, sans la posture critique fondamentale de l’original. Le titre, en haut de l’affiche d’exposition, participe au spectacle, ainsi que les œuvres présentées qui s’y réfèrent. Mais cela mérite qu’on y regarde de plus près.

Fondation Pernod Ricard-LaSocietedesspectacles-©LeaGuintrand
Visible
Farah Atassi peint des tableaux de taille moyenne, tout à fait charmants, de couleurs douces et de formes harmonieuses qui allient une représentation graphique, mise à plat en deux dimensions, et diverses citations : Picasso, Matisse, Molinier, Balthus… J’ai trouvé dans ces jambes en l’air, ces seins nus, ces oranges qui roulent sur le sol, une vitalité légère et bienfaisante, une célébration innocente et joyeuse, … Que la version officielle parle de représentation de danseuses – peut-être pour se raccrocher au titre ?- importe peu, et paraît réductrice de cette peinture accueillante pour les projections imaginaires du spectateur.
Sa co-exposante, Ulla Von Brandenbourg nous a habitués à traiter plus directement de la scène, en mettant en œuvre son vocabulaire. Le visiteur se promène et se scénarise lui-même, entre ses grandes toiles libres peintes, savamment suspendues, qui proposent une combinaison de la peinture et des pendrillons scéniques. Nous sommes au cœur du spectacle, celui de la couleur notamment, qu’elle manie avec générosité et talent. Couleurs des toiles peintes, couleurs des murs d’accrochage, et coloration des petits films, qui se lovent dans les plis de l’exposition. Dans ces images animées, le spectacle continue et se précise, inspiré des présentations de Sonia Delaunay dans les années 20. Des hommes et des femmes habillés de tissus peints, des costumes parfois inspirés de la commedia dell'arte, trient des tissus, s’échangent des objets, dansent. Les gestes et les mimiques de cinéma muet, les récits minuscules portés par trois couples d’acteurs nous ramènent à un Spectacle simplifié. On croise le jeu de don et contre-don des sociétés primitives, transposée dans le contexte occidental. Masques, décors, costumes, accessoires miment des cérémonies de sociétés non identifiables, mais aux antipodes de la Société du Spectacle décrite par Guy Debord. Colorés par les murs sur lesquels ils sont projetés, ces films sont joyeux, et universels, à mille lieux de l’exhibition désolante de la marchandise qui nous accable au quotidien. Ces représentations là nous relient au monde, et l’œuvre légère, toute en finesses, fait du bien.

Fondation Pernod-Ricard- La Societe des spectacles-©Lea Guintrand
Je le confesse, je suis la première à me vautrer dans le Spectacle, et n’ai de leçon à donner à personne. Séries en ligne, films, expositions, spectacle vivant, … ma consommation culturelle a souvent à voir avec sa version la plus marchandisée, dans la vitesse de son renouvellement. Je me fais même parfois piéger, le soir avant de m’endormir, dans les soi-disant réels des réseaux sociaux, et je regarde, ébahie mais bien ferrée, ces mondes qui me sont totalement étrangers, de la consommation vestimentaire, alimentaire, presse people avec ses femmes icônes, qui me sont inconnues ou ces couples célèbres qui ne nous apportent rien à l’être… Pendant de longues minutes, après avoir quitté l'écran et fermé les yeux, je sens une agitation oculaire incontrôlée et des vibrations dans les paupières. Un poids dans la poitrine, aussi, comme si le flot des 1 et des 0 de la langue informatique s'était déversé dans mes poumons, et que seule une respiration profonde pouvait les nettoyer.
Mais c'est avec l’information politique des grands médias, que je souffre le plus du Spectacle. La simplification permanente. Le glissement, insidieux mais déterminé, vers les sujets qui entretiennent la peur, la méfiance et la xénophobie, au détriment des véritables drames, des mesures à prendre et des choses qui fâchent. La grand'messe télévisuelle du journal du soir, avec ses grosses coutures de fil blanc m’est particulièrement insupportable. Le point de départ est en général réel; mais la loupe se porte sur le détail, l’anecdote, pour mieux dissimuler la vision d’ensemble. Dormez tranquilles, braves gens. Don’t look up ! Face aux tombereaux de déchets informationnels qu’on nous déverse et qui nous engloutissent, le Spectacle de l’art, quand bien même est-il pris dans la valse accélérée des expositions toujours renouvelées, est salutaire. Il nous ralentit. Il fait émerger la complexité. Il favorise la compréhension car il nous relie par le sensible au monde.

Weegee : Charles Sodokoff et Arthur Webber se cachent le visage avec leurs chapeaux hauts-de-forme, 1942
© International Center of Photography. Louis Stettner Archives, Paris.
Risible
L’exposition Weege, Autopsie du spectacle,[4] montre comment le photographe américain a transformé le fait divers dans les années 35-45, et fait entrer pleinement la photographie de presse dans le Spectacle. Arrivé avant la police, sur les lieux des crimes et des arrestations, Wegee montre les cadavres, tombés au bord du trottoir dans le cercle des badauds, les suspects tassés au fond des voitures et cachés derrière leurs chapeaux, les travestis sautant du panier à salade… Ces images destinées à la scène des tabloïds, se relient au roman noir et au film noir, -genres en plein essor dans les années 40 à 50- dans un même spectacle de la mort violente. Notre fascination ne vient-elle pas de ce que la mort se dérobe à toute représentation, comme à toute compréhension ? Avant il y a la vie. Après rien qu’un reste, qui n’est ni la vie ni la mort. A la frontière entre les deux, rien à voir. Ces faits divers modestes, sordides, s’écrivent comme spectacle, mais s’épuisent sans rien représenter d'autre que notre façon de les regarder. Quand Weegee, ce photographe, dont je me plais à prononcer le pseudonyme comme vigie, -Weegee, la vigie, celui qui désigne du doigt- dans la seconde partie de sa vie, photographie les foules, ou la bonne société hollywoodienne, il montre surtout notre appétit du spectacle, avec ironie. Le million de personnes sur la plage de Coney Island, qu’il photographie pendant une canicule en juillet 1940, recherchent la fraîcheur, dans une densité qui annule sans doute l’effet attendu. Mais la joie règne pourtant, parmi ces new-yorkais amassés, livrés à la contemplation d’eux-mêmes, jouissant de la puissance incommensurable de leur nombre. Nous sommes le Spectacle, nous disent ces photographiés, dont les corps recouvrent la mer. Nous sommes le Spectacle, nous disent de même les célébrités de la vie hollywoodienne, que photographie Weegee. Et il ne se prive pas de les déformer par un objectif spécial, donnant l'effet des miroirs déformants de fêtes foraines, anticipant ainsi le morphing sur Photoshop. Il s’amuse à les rendre horrifiques, dis-harmonieux, ridicules. Il ricane. Il réalise même une performance situationniste avant l’heure, en amenant une femme des quartiers populaires à l’entrée du Métropolitan Opéra, un soir de gala. Son regard sur les femmes maquillées, à diadèmes et manteaux de fourrure, est d’une cruauté salutaire. La simple présence déplacée de cette femme oriente notre regard. Weegee participe du spectacle sans en être complice, ce qui constitue un joli tour de force.

Weegee : La Critique, 22 novembre 1942 © International Center of Photography. Collection Friedsam.
Invisible
Certains artistes se donnent pour mission d’amener sur la scène cela ou celles et ceux qui en sont écartés, produisant ainsi de facto une œuvre politique. C’est le cas de Mohamed Bourouissa, dont on peut voir actuellement l’exposition Signal,[5] qui s’attache à porter le récit collectif des personnes ségréguées : un malade mental de l’hôpital algérien de Blida, sa ville natale; les cavaliers afro-américains, cow-boys noirs, héros invisibles de la conquête de l’ouest, puis de l’épopée industrielle américaine. Il réside huit mois dans un quartier ouvrier de Philadelphie où il organise un Horse Day, associant deux pratiques populaires, les chevaux et le tuning automobile, en 2014. De ces rencontres approfondies, il tire des installations et sculptures monumentales. Un jardin de mimosas pour évoquer la résilience du jardinage, dans la maladie de celui qui subissait la double ségrégation, coloniale et psychiatrique ; des statues imposantes de corps noirs, massifs et fragmentés, empêtrés dans des carrosseries découpées, pour rendre compte de deux siècles d’histoire qui se téléscopent. Les invisibles souffrent du présent et du passé, car ils sont aussi privés de leur place dans l’histoire. Mohamed Bourouissa pousse sa mission de réhabilitation jusqu’à placer une sculpture dans un faux jardinet, donnant l’image académique d’un monument aux morts de village. Il étend son travail de mise sur scène par toutes sortes de médiums (peinture, photographie, son, images…) dans une sorte d’opéra total.

Vue d'exposition, Mohamed Bourouissa, SIGNAL, Palais de Tokyo, 16.02.2024 - 30.06.2024. Crédit photo Aurélien Mole. © ADAGP, Paris,2024
Une tension dramatique règne sur de nombreuses pièces : dans la vidéo[6] touchante d’un jeune couple de maghrébins dérangés dans leur conversation amoureuse par un contrôle de police ; dans les photographies des Shoplifters, ces petits voleurs à l’étalage, petits voleurs de la misère, qu’il a trouvées épinglées à l’entrée d’un supermarché de Brooklyn. Name and Shame, la culture hideuse de la délation. Militant sincère, il invite à exposer avec lui ses amis artistes, autres invisibles. Le Spectacle tient dans cette exposition par des fils émotionnels infimes, appelant le spectateur à la compassion. Et ces fils tentent de retisser l’unité perdue du monde, que Guy Debord déplorait .
Au-delà du spectacle
La Shoah a changé définitivement notre relation à la représentation, à ce qui peut faire Spectacle, en donnant une image de l’irreprésentable. Son récit par le cinéma hollywoodien a été moralement condamnée, bien que le public connaisse finalement les camps d’extermination ou les marches de la mort grâce au cinéma. On parlerait aujourd’hui d’obscénité –au sens littéral- à représenter l’extermination industrielle d’êtres humain. Je crois que la question se pose aussi à propos de nos guerres contemporaines : peut-on s’abandonner à notre jouissance devant l’horreur ? Le Spectacle a-t-il le droit moral de faire de cette représentation une marchandise ? La zone d‘intérêt, film réalisé par Jonathan Glazer, Grand Prix de Cannes 2023, traite magistralement de cette question. On y suit à distance la famille du commandant du camp d’Auschwitz dans son quotidien, sa belle villa de l’autre côté du mur, ses fleurs, son potager, ses serviteurs polonais, sa piscine. Le quotidien est banal, celui d’une famille ordinaire, ou presque : on y aime les enfants et le jardinage, les bains dans la rivière le dimanche. Une vie calme. L’horreur se passe juste de l’autre côté du mur, que le commandant franchit tous les matins, du haut de son cheval. Elle nous est distillée savamment en petites touches, qui éclosent en uppercuts dans l’estomac, apportée par quelques lumières nocturnes et la bande son. La musique est un menaçant cri de bête – celui la bête immonde-, un cri de douleur, et une mécanique, comme celle de la destruction de l’humain par l’humain. Des petits faits qui débordent, et vous clouent au fond du fauteuil pendant deux heures, laissant imaginer et réveillant ce que l’on sait, ou a vu, dans d’autres images. Le film se passe dans le spectateur, en soi, quand on finit par se dire que ces « braves gens » sont forcément psychopathes, à supporter ainsi la présence de l’atroce. Et à l’entretenir : le commandant étudie des solutions pour accélérer le processus d’extermination, augmenter le nombre de charges ; sa femme menace la servante de la réduire en cendres, elle et sa famille, un jour de contrariété, et ce n’est pas une métaphore. Le rideau qui sépare le normal de l’horrifique, se déchire par éclairs qui foudroient.
J’ai appris une chose importante dans ce film puissant : à l’instar du commandant pris de vomissements, de nombreux nazis convaincus avaient mal au ventre, au point de ne pouvoir se lever le matin pour accomplir leur sinistre tâche. Ils ne supportent pas, finalement, le spectacle de la marchandise humaine. Cela ne change rien aux actes commis. Cela aggrave leur portée, et confirme que non, ils ne sont pas fous.
[1] Guy Debord, la Société du Spectacle, axiome 29, éd Buchet-Chastel 1967
[2] idem axiome 42
[3] jusqu’au 20 avril 2024
[4] à la Fondation Cartier-Bresson, 79 rue des Archives, Paris 3e, jusqu’au 19 mai 2024
[5] Signal, exposition de Mohamed Bourouissa au Palais de Tokyo, du 16-02 au 30-06 2024
[6] Généalogie de la violence, film Mohamed Bourouissa, 2024
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