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Spectacle vivant

Des spectacles qui nous rappellent ce qu'est être vivant 

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Hélène sort de ses gonds

Les Délivrés- un spectacle d'Hélène Iratchet

- création 2023-

Maison de la Danse / Les Subs- Lyon

Festival sans dessus dessous. 

Les Délivrés©photographie Raphaël Labouré

 

Une femme danse seule, se laisse déborder par ses gestes qui l’entrainent, elle se dénude et s’évanouit. Deux femmes dansent côte à côte sans se parler et sans se voir. L’une porte un casque sur ses oreilles, suivant sa propre musique. Un homme entre sur le plateau en rampant, accablé d’un énorme sac cubique. C’est un de ces livreurs à vélo, qui frappent constamment à la porte, pour apporter les accessoires du spectacle commandés sur internet. Mais que regarde-t-on ? A quelle représentation a-t-on affaire ?

 

Dès les premiers instants du spectacle, Hélène Iratchet s’adresse à nous et engage une relation directe au spectateur, qui sous prétexte d’éclairer notre compréhension, ajoute au statut incertain de ce que l’on regarde. Nous sommes accueillis dans un studio de danse, à la répétition pour la création d’un duo. La suite ne cherche pas à lever l’indécision entre spectacle et travail de création, produit fini et production en cours, mais au contraire nous emmène dans une errance savoureuse vers de multiples directions, et dans une emballée tragicomique, au fur et à mesure que se succèdent ce qu’on peut appeler des tableaux dansés. L’entropie est à l’œuvre sur le plateau, la présumée répétition avançant vers le chaos, quand elle devrait au contraire structurer le spectacle et clarifier les intentions.

 

L’indécision narrative permet de ballotter le spectateur dans un grand huit émotionnel, pour son plus grand plaisir. Dans les premières minutes, deux femmes, dont on apprendra qu’elles sont mère et fille, dansent côte à côte des partitions différentes et bavardent. Leurs corps dansent, mécaniques, et leur mental est ailleurs. Elles parlent d’un apéritif qu’elles sont en train de préparer. Le spectateur ne sait déjà plus à quoi se raccrocher. Spectacle ou apéro ? De même, le genre selon les catégories classiques, hésite : la tragédie se mélange avec le trivial, la comédie romantique avec les messages téléphoniques, la conscience écologique avec la surconsommation. Chaque tableau dansé recèle ses protagonistes, ses costumes ou accessoires, son sujet. Chaque tableau déroule sa petite histoire, et la cohérence est mince, avec celui qui précède et celui qui suit. On passe du quotidien au fantastique, de la virée en trottinette à une tirade sur les bienfaits de la banane, de la piéta à la scène pornographique. On reconnaît bien notre époque dans ce mélange : ses messages brouillés, ses injonctions contradictoires, nos peurs et nos désirs irrationnels. Nous sommes dans l’ère de l’indécision, de l’immédiateté et des émotions qui nous débordent. Nous savons que nous courons à notre perte, mais l’envie d’aimer, et de danser est plus forte, jusqu’à ce que la peur ne revienne.

 

Chaque tableau affiche son identité comme chaque danseur a la sienne, même si la représentation s’attache à nous en détailler une dimension plurielle. Les acteurs sont des personnages complexes, danseurs et comédiens, qui nouent entre eux des relations flottantes : mère-fille, amant-amante, livreur-cliente, chorégraphe-danseuse, dans un rythme virevoltant. La danse n’est pas une, mais multiple, et Hélène Iratchet ne veut pas décider dans quel style s’engager : autant pour Merce Cunningham que pour la comédie musicale romantique de Broadway, pour le ballet chorégraphié façon Bollywood, pour la danse classique travaillée à la barre, que pour le clubbing. La danse se fait sujet : les gestes esquissent par fragments l’histoire de la discipline, de Loïe Fuller à Isadora Duncan, Merce Cunningham et Pina Bausch.

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Les Délivrés©photographie GregoryRubinstein- collectif des Fous Furieux

Un flottement disciplinaire apporte au plateau des bribes de stand up, portées à tour de rôle par les deux femmes. Ce n’est pas inédit, la danse contemporaine s’est renouvelée à la faveur de ses explorations vers le théâtre ou l’art contemporain. Elles se jouent ici comme des sorties de route, hors du cadre de la discipline, hors de ses gonds. Ces sorties trouvent écho dans les débordements psychologiques, gestuels, ou matériels, des moments de Grand Guignol. Elles s’illustrent littéralement par le déplacement d’une porte du décor au centre du plateau, où elle accompagne un solo particulièrement déjanté, digne d’une transe chez Alain Platel.

 

Des objets domestiques gros et mous, comme des corps en surpoids, donnant l’échelle de notre voracité consumériste, encombrent parfois la scène. On pense à Claes Oldenbourg, dont le travail de sculpteur grossissant les objets, cherchait ainsi à « les atteindre au cœur » dans un mouvement paradoxal de fascination et mise à mort. La barre de danse classique du studio est également touchée par la mollesse, incapable soudain d’accomplir sa fonction première d’endurcir les corps. Mais certains de ces objets, fruits caricaturaux d’un téléachat débridé, prennent le pouvoir sur les danseurs, donnant les moments les plus drôles du spectacle et un bel exemple du comique selon la définition de Bergson : du mécanique plaqué sur du vivant. Ainsi, nos accessoires de fitness, font-ils de nous ce qu’ils veulent. L’homme, livreur affublé du sac à dos cubique représentatif de sa condition, est un homme objet : il n’aura pas la parole, et un léger surpoids, qui n’altère en rien sa dextérité époustouflante, le range du côté de la banane géante et de la galette de riz d’un mètre, qui trônent par moment au plateau.

 

La chorégraphe tire aussi un fil biographique, présent depuis Mon club de plongée, le spectacle précédent, autour de la maternité. La grossesse, la délivrance de l’accouchement, la lactation sont autant de métamorphoses physiques puissantes, auxquelles il faut consentir et dont elle témoigne. Le processus biologique prend possession de soi, et comme dans la transe, la volonté n’y peut pas grand chose. Ces transformations ont trouvé leur place comique ou fantastique, dans ses créations. Dans Les Délivrés, une séance de rebirth serait à l’origine du projet de duo mère-fille en cours de répétition. Plusieurs figurations de l’accouchement constituent l’un des moments le plus émouvant et drôle. Un corps recueilli comme une piéta, confirme la proximité de la naissance et de la mort en bornage symétrique de la vie.


Elle témoigne aussi du rapport mère-fille, la naissance de sa propre fille ayant apporté à son rapport avec sa propre mère, un miroir questionnant. Elles entretiennent un rapport de couple, avec ses crises de jalousie, ses agacements et ses embrassades. L’histoire intime se répète, comme si les générations étaient prises d’un bégaiement continu, et se renverse : car même si l’on reste la petite fille de sa mère, en jouant à marcher à l’envers et remonter le temps, il y a toujours un moment où la fille devient la mère de sa mère.

Ce corps et ses émotions, qui nous débordent, nous manipulent, nous mènent, alors que nous le prenons pour notre instrument, est un des noeuds du spectacle, et pour cela, plus de doute, c’est bien de danse qu’il s’agit.
Que peut notre corps ? Le discipliner sert-il à quelque chose ?
Est-ce même possible ? Nous permet-il de rencontrer l’autre ?
Où trouve-t-on sa jouissance : dans le jeu ? Le sexe ? La nourriture ?
La compulsion d’achat ?
Peut-on encore jouir de ce monde de jouisseurs, que nous nous sommes composé, sachant que le faire nous détruit, et lui avec ?
Hélène Iratchet posera la question, avec la bénédiction de Greta Thunberg, beaucoup plus simplement : on va y arriver, mais … par quoi remplacer les noix de cajou ?





Les Délivrés©photographie GregoryRubinstein- collectif des Fous Furieux

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