top of page
P1022602_edited.jpg

Visites d'ateliers

  • Facebook
  • Twitter
  • LinkedIn
  • Instagram

Et le ciel dans tout ça ?

L'atelier d'Olivier LIEGENT

P1022835_edited_edited_edited.jpg
loader,gif

Traverser quarante ans de production artistique, fusse-t-elle d’un ami comme Olivier Liégent, en quelques pages n’est pas facile à réaliser. Par quel biais l’attraper ? J’ai repensé à cette opposition majeure que Liégent formule souvent, quand on parle d’art et dans ses dessins, entre Matisse et Picasso[1]. Les artistes du XXe siècle s’y rangent aisément en deux lignées, comme les côtés pile et face d’une même échappée se libérant de la représentation naturaliste. Et vous, vous êtes plutôt Matisse ou plutôt Picasso ? D’un côté, le peintre de l’harmonie, de la lumière, de la couleur et de la foi. De l’autre l’artiste touche à tout qui déconstruit, déforme le vivant, met à distance, casse le réel. La Danse versus les Demoiselles d’Avignon. Les Fauves  et les Cubistes. Découper dans la couleur ou découper dans le papier journal. D’un côté Mark Rothko, Alberto Giacometti, Anish Kapoor, Claude Viallat... De l’autre Francis Bacon, Roy Lichenstein, Adel Abdessemed, Jean-Michel Basquiat... S’il se sent engagé profondément et irrévocablement du côté de Matisse, Olivier Liégent n’en est pas moins souvent un Picasso : cherchant en permanence de nouvelles formes, testant de nouveaux médiums, passant de la photographie au dessin, de la peinture au design, de la bande dessinée à la sculpture et tentant parfois de mêler une pratique à l’autre, avec une voracité d’expérimentation insatiable. Etre à la fois côté Matisse et côté Picasso est son ancrage dans le XXe siècle. A y regarder d’encore plus près, ces deux figures tutélaires révèlent bien une continuité de ses œuvres derrière leur apparente diversité, accolées les unes aux autres comme les deux faces d’une pièce.

 

 

Pliés monochromes

Tout a commencé vraiment par un travail conceptuel de peintures monochromes assemblées en chaises : une toile sur châssis pour l’assise ; une toile sur châssis pour le dossier. La couleur, qu’il maîtrise à la perfection, est déjà là, impliquée dans une démarche provocatrice, puisqu’il s’agit de s’asseoir sur une toile. Il confiera ce dispositif à différents peintres du devant de la scène à l’époque, ce qui le mettra sous la lumière avec eux. L’ambiguïté de la signature (est-ce un Villéglé ou un Liégent ?) est bien dans les questionnements de ces années 80.

 

Quand j’ai rencontré Olivier Liégent aux alentours de 2010, dans sa maison de la Montagne de Reims, il avait deux pratiques parallèles : la peinture, sourcée par des dessins informatiques, dont je parlerai plus loin,  et un travail de tôles pliées monochromes. Au dessus de sa cheminée, souvent animée d’une bonne flambée dans cette région pluvieuse et froide, une tôle rose pâle de bonne taille, pliée en six ou sept pan superposés. Ce qu’il nomme un découpage-pliage. Dans ces plis, à la nuit tombée, l’esprit vagabonde, encouragé par les volutes de la musique, toujours présente et si importante pour lui. Le cerveau se perd à suivre le mouvement de pliage dans la plaque initialement plane, cherchant à la déplier, en vain. La pureté du geste reste indéchiffrable. Cette œuvre m’a tout de suite fait penser au fameux carré noir sur fond blanc de Kasimir Malévitch, que celui-ci avait accroché haut dans un angle, à la mythique exposition 0.10, à l’emplacement exact de l’icône dans l’espace domestique. Si simple, si évident, que cela en devient paradoxalement mystérieux. Ce tableau-pliure, et tous ceux de la même veine, dans des tons pastels divers, associent leur élan dans l’espace, vers l’avant du mur qui les porte,  à la grande douceur de leur couleur sablée, beige rosée, bleu ciel, ou gris très clair. Des œuvres comme l’envol d’une prière, ou comme des caresses, qui invitent à sortir de soi, et font du bien.

 

 

Design

Apprenant à le connaître, au fil de nos discussions sur l’art et sur la vie, il a rapidement fait état de sa foi. Cet homme est toujours en quête d’autre chose que ce que la vie et le travail artistique lui ont donné, jamais en repos, toujours tenté de découvrir, et prompt dans ses enthousiasmes. Il est croyant. Mais aussi pragmatique, aimant la vie terrestre et ses plaisirs, auxquels participe la beauté du quotidien ; se lançant dans le design, sur sa frontière avec l’art.

« J’avais commencé début 80 les découpages pliages avec un regard sur le design considéré comme art. Donc j’ai fait du mobilier conçu à partir de l’histoire de l’art et non à partir des principes liés à la fonctionnalité puisque c’est de l’art. La fonction de ces pièces mobilières était donc très réduite, méprisée voire parfois inexistante, dans ce combat contre l’intrusion de la fonction dans l’art, comme un mauvais microbe dans le corps ».

C’est ainsi qu’Olivier utilise cette même technique de tôle pliée[2] et peinture laquée à chaud, pour développer une série d’objets fonctionnels, singuliers et malins. Dans une plaque, il découpe les pieds d’une table basse tout en dégageant un plateau. Les supports horizontaux d’une étagère sont découpés du fond qui structure l’ensemble. Un seul geste –découper dans la couleur- et aucune perte, puisque toute la plaque est utilisée. Il opte dans ces mobiliers pour des couleurs plus franches, flashy, pop, des rouges francs, des oranges, des bleus Matisse. Ces meubles-sculptures ont une présence, au-delà de leur fonction parfois maigrelette, qui oblige à reconsidérer l’espace autour d’eux. Prendre un meuble-sculpture chez soi est une adoption, plus qu’une acquisition, et la certitude de devoir recomposer la décoration autrement.

 

Un objet emblématique, de petite taille cette fois, s’inscrit dans cette lignée : un vase-tableau, petite plaque verticale percé de trois trous et équipée d’une réserve d’eau à l’arrière qui permet de piquer une ou plusieurs fleurs dont la corolle se détache sur le support métallique peint[3]. « Le vase tableau était un moyen pour moi de transformer (de piéger) des fleurs réelles en art en jouant sur une catégorie de l’art: la nature morte 

Toujours nature, et morte, sans mauvais jeu de mots. »

Cet objet rappelle aussi certains tableaux -des toiles peintes cette fois-, dans lesquels il a fiché des fleurs de tissus, disposés au hasard ou en rafale, comme des impacts de balles dans les tableaux de Niki de Saint-Phalle.

« Je mettais des fleurs à l’endroit des impacts sur les cartes des frappes aérienne militaires en Syrie, en Irak et autres zones de guerre. C’est ce que l’on fait dans les cimetières : fleurir les morts. Ça fait des beaux tableaux ? »

Ces « Still life –frappes aériennes » réalisées de 1995 à 2014 font basculer notre point de vue : la toile devient un territoire vu du ciel, bombardé d’impacts d’où sortent des fleurs. L’aléatoire de la disposition sur la toile deviendra vite un élément primordial du reste de son travail.

 

 

Peintures

Il se consacre en effet depuis les années 2000 à des « Peintures aléatoires » : de grandes peintures monochromes sur lesquelles il place des formes découpées, choisies dans un répertoire personnel généré aléatoirement par ordinateur. Il aime à ce propos citer Cocteau : « Dieu a pris la forme du hasard pour passer incognito » et ajoute : « J’ai toujours cherché à laisser place au hasard, à jouer avec. Ce serait dans notre rôle sur terre? »

Il dispose ainsi des formes abstraites peintes ou découpées en tôles peintes : des cercles étirés, des nuages pleins ou évidés, des queues de comètes, des feuilles, des virgules épaisses, une perruque, des signes de ponctuation déformés, un dripping. Cette composition d’objets se côtoient dans l’espace et parfois se superposent. On pense à l’exploration du plan chez Kandinsky, dans un tout autre vocabulaire, bien sûr. Il y a une gaité, une légèreté frivole, et un effet décoratif revendiqué, dans ces couleurs découpées aux ciseaux, et jetées sur la toile comme on jette les dés. J’ai découvert récemment une magnifique photographie de l’atelier de Matisse, à travers sa reproduction par Thomas Demand[4]  Le sol est jonché de chutes de découpage multicolores, tombés là, aléatoirement, au cours du travail. Et je m’imagine que les formes d’Olivier ont puisé dans cette réserve.[5]

Selon les tableaux, selon la taille de ces objets graphiques, peints ou découpés, plans ou en volume, la peinture territoire et géographie s’ouvre dans un all over à l’idée d’infini. Les bords du tableau ne sont alors que les limites de la matérialisation d’un plan, qui se poursuit au-delà. Et cet espace pastel, sur lequel flottent les formes, n’est plus notre sol terrestre, mais un ciel, tantôt à deux, tantôt à trois dimensions : il suffit à celui qui le regarde de le décider, car notre cerveau a la capacité de nous faire voir les deux. On retrouve Malevitch, encore, qui mettait les formes en mouvement latéral et en rotation.

 

 

Musique

On ne saurait comprendre les intentions de ces « Peintures aléatoires » sans en référer à la musique et à cette année d’initiation à la composition musicale qu’Olivier Liégent suivit à l’IRCAM. Dès 1939 John Cage parle de « Imaginary landscape » [6]: la musique est paysage, le temps est espace. De même, constitués de pièces, détachées de toute représentation unifiée, les paysages imaginaires d’Olivier Liégent laissent toute liberté aux éléments qui les composent, comme au spectateur qui les regarde. L’ordinateur a remplacé le Yi Jing[7] dans les mains de l’artiste, pour un résultat de même nature. L’Atlas eclipticalis de John Cage, en 1962, est une partition écrite en superposant le papier musique à une carte des constellations : lui aussi cherchait à donner à la musique sa dimension céleste. A sa suite, des compositeurs[8] font disparaître la limite entre partition et tableau. Alors, les tableaux d’Olivier Liégent sont-ils peut-être aussi des partitions ? Des œuvres qui viennent chercher votre petite musique dans votre tête ? Ou bien y a-t-il là des performances en puissance, des œuvres à jouer pour achever le propos ?

 

 

Portraits

Les « Portraits » qu’il réalise dans les années 90, associent aux Peintures aléatoires colorées, des morceaux de visages noir et blanc, peints, mais qui semblent découpés dans des photographies. Ces visages partiels, bouts de mentons ou de regards, nous font passer du clan de Matisse au clan de Picasso. Ces visages fragmentés montrent un surgissement du visible, et tentent de signifier un au-delà de ce qui s’impose à nos yeux. Cette apparition du portrait dans les peintures abstraites leur donne une énergie, une pulsation supplémentaire. On est proche de la Nouvelle Figuration, et du Pop Art. Mais le visage découpé est de fait maltraité, avec cette agressivité pour soi et les autres qui est aussi dans notre nature. adopte la déformation picassienne par souci d’expressivité, tout en déplorant ce qu’elle raconte de notre humanité.

 

 

Dessins - poèmes

Il utilise très précisément cette déformation du corps humain dans ce qu’il appelle des bandes-dessinées où il met en parallèle cette maltraitance par la représentation humaine, avec l’ère technologique et le post-humanisme qu’il dénonce. Composés à chaque page d’un dessin au trait noir et d’une phrase du même trait, ces dessins-poèmes reprennent depuis une dizaine d’années un personnage au trait beaucoup plus ancien, à la fois incarnation de lui-même et de tout être humain. Produits au quotidien, ces dessins sont une source très prolifique. Deux livres ont été édités : Lundi, quelque part dans l’infini et L’Eternité par le ciel ou par la prise électrique[9]. Cinq autres ouvrages sont prêts. Ces dessins-poèmes rendent compte, page après page de l’opposition entre une sorte de paradis terrestre et le monde contemporain. Aux côtés de ce personnage d’une seule ligne, on retrouve les figures récurrentes de la terre, du ciel, et des animaux, se heurtant au monde des objets, des robots et des réseaux. Les petites phases ou maximes personnelles qui accompagnent le dessin d’un même tracé, permettent à chaque page de lire le dessin, le mettent en résonance, l’ancrent avec raison et fantaisie. Avec humour et poésie. Les textes font aussi appel à la métaphysique, citent artistes, philosophes et mystiques. Chaque page dénonce la démiurgie nichée dans la technique, qui nous pousse à nous prendre pour Dieu, à rechercher une immortalité matérialiste et à détruire notre environnement. Les déformations qu’il fait subir à son personnage traduisent l’amer constat du dévoiement de notre humanité. On y voit resurgir son très loin passé de caricaturiste de presse, son premier métier. « Devant un Picasso nous voyons bien notre maladresse à danser avec la nature »… « alors que les modèles de Matisse semblent avoir avalé les auréoles qui illuminent leurs visages »[10]. La condamnation de l’Occident prend des accents ironiques ou tragiques. Or il est pour Olivier Liégent un endroit sur terre où l’équilibre entre croyance et organisation sociale non technologique permet à l’homme de vivre en harmonie : c’est l’Afrique. « Vous avez les montres, nous avons le temps »[11] est le proverbe africain qui résume bien sa pensée.

 

 

Sculptures

Olivier Liégent vit aujourd’hui dans deux maisons, -et travaille dans deux ateliers ; du côté des brumes, la maison du Perche, dans le petit village de Marchainville, où l’on ne trouve plus aucun commerce, mais de belles maisons de maîtres, et des longères, animées par des familles parisiennes le week-end. On y vit immobile, et souvent assis dans une voiture. Et de l’autre côté, la maison solaire du Sénégal au bord de l’Océan, qui vous comble de lumière et d’air marin. Il vit alternativement dans les deux, selon un mouvement de pendule, au gré des saisons et des nécessités familiales ; il ne cherche pas à résoudre ce qui serait dilemme, mais à faire cohabiter, - c’est le cas de le dire-, deux orientations opposées. Il trouve son équilibre dans ce mouvement de balancier.

 

Il produit aujourd’hui en Afrique des sculptures où l’on retrouve le trait aux angles pointus des dessins-poèmes et les arabesques végétales des peintures aléatoires, découpées dans la tôle d’aluminium laquée monochrome des meubles-sculptures. Ces œuvres récentes attestent d’une maturité du style pour quelqu’un qui a cherché dans des directions multiples, toujours inattendues, et qui se trouvent réunies en un vocabulaire personnel reconnaissable. Et cela aussi me fait penser au célèbre artiste espagnol …

 

 

S’échapper par le haut

Olivier Liégent et moi nous sommes rencontrés autour de l’art contemporain, certes, mais aussi sur nos expériences respectives d’états de conscience modifiée. Etre hors de soi, dépasser les limites de son enveloppe charnelle, découvrir des ressources nouvelles de notre cerveau et ouvrir les « portes de la perception » sont des sujets qui m’occupaient beaucoup dans la première décennie du XXIe siècle. Il prêtait une oreille attentive à mes récits d’aventures, partageant ses propres expériences mystiques en retour. Je suis venue à des pratiques plus sages –yoga et jeûne me suffisent aujourd’hui- tandis que lui s’absorbait entièrement dans le Christianisme, les effets psychotropes de la prière, et des exercices spirituels de Saint-Ignace de Loyola. Cette mystique active a infusé dans ses dernières œuvres, de grands formats impressionnants et magnifiques, pour tout spectateur, croyant ou pas. Leur technique est inspirée des tests de Rorschach, dans lesquels les coulures de l’encre décident de la forme et laissent ouvertes les interprétations. Ces toiles fluides retrouvent aussi la pureté gestuelle des premiers découpages-pliages. On fait face à des croix monumentales en or, issues d’un double pliage à l’horizontale et à la verticale. Leur graphie de hasard, produite par les coulures de l’encre dorée, crée à des paysages, des forêts primaires, des insectes diaphanes, des chasubles immatérielles, des envols. Que regarde-t-on vraiment ? Quelle est cette apparition organique, hasardeuse, matérielle et translucide ? Plus que toute autre, surprenant leur auteur même, ces œuvres sont des apparitions. Des anges ? Cela ne me surprendrait pas, de la part de celui qui a appelé son fils Angel et épousé une Angélique. Par quel miraculeux hasard les détails sont-ils aussi variés, passionnants et insaisissables que l’ensemble ? Les symboles participent sans doute à notre fascination, car la croix en empreinte évoque aussi le Suaire de Turin. Mais quel rôle joue le miroitement de l’or et sa propre symbolique, suggérant d’immenses ostensoirs ? Laissant nos questions ouvertes, ces toiles renvoient à l’instabilité fondamentale de notre vision. Il nous est difficile d’établir avec certitude ce que nous livre la représentation dans notre tête à tête avec elle, et elle reste si mystérieuse, que nous demeurons en suspens, en alerte, et ne savons en être rassasiés. Autant dire que l’épiphanie matissienne l’emporte, encore une fois.

@Claire Peillod – novembre 2023

 

[1] La première exposition Matisse-Picasso eut lieu en 1918 à Paris, dans la galerie Paul Guillaume, la dernière au Grand Palais, en 2002.

[2] Aluminium ou tôle, 5 à 8 mm d’épaisseur.

[3] Parti pour un développement industriel, Olivier Liégent se fait voler le projet,  et constate avec amertume la multiplication de ces vases tableaux, comme des faux de son projet, plus fades et dépourvus de son geste radical et lisible.

[4] Exposition au Jeu de Paume, en 2022

[5] Olivier aime aussi raconter une anecdote sur Hans Arp : Arp aurait déchiré un dessin dont il n’était pas satisfait puis ayant jeté les morceaux, il fut si étonné par l’évidence de leur disposition accidentelle sur le sol qu’il les ramassa et en fit l'oeuvre intitulée : Collage avec carré disposés selon les lois du hasard (1916-1917)

[6] titre d’une œuvre de Cage

[7] instrument divinatoire chinois utilisé par John Cage pour définir des structures musicales aléatoires.

[8] comme Cornelius Cardew , Anestis Logothetis, ou Wadada Leo Smith

[9] Edités respectivement en 2020 et 2022 à La Lucarne des Ecrivains

[10] Extrait de L’Eternité par le ciel ou par la prise électrique, pages 53 et 55

[11] Extrait de L’Eternité par le ciel ou par la prise électrique, pages 128

KIM N KOSIAHN
visite d’atelier à Saint-Bonnet le Château,
le 13 février 2023

foret.jpg

Renvoyer les pierres à ceux qui les lancent,

Traverser l’océan dans l’autre sens,

Eponger le sang et le chagrin.

Trois installations.

Un éboulis blanc, immaculé, de pierres en plâtre.

Un océan de bateaux en papier, de la taille d’une main d’enfant, aux subtiles variations de couleur issues de leur matière vietnamienne : cahiers d’écoliers, bordereaux de comptabilité, courriers, emballages.

Une immense vague rouge de carrés tricotés au point mousse et assemblés sommairement. Les rouges sont variés, comme des sangs mêlés, et baignent ce drapeau immense et pitoyable. Un second tricot, blanc de même taille, environ 100 mètres carrés, l’accompagne de sa couleur de deuil.

 

Nous sommes saisis par l’ampleur de l’emprise spatiale qu’ont ces œuvres pouvant occuper de cent à mille mètres carrés selon l’espace qui les accueille. Chacune traverse l’histoire de l’artiste franco-vietnamienne, Kim N Kosiahn, dont la vie s’est trouvée au cœur du trauma collectif vietnamien, de guerres en guerres et jusqu’à l’abandon d’aujourd’hui. Une histoire universelle des malheurs humains, que les objets portent avec eux, comme la portent les esprits et les corps. Les paradoxales pierres en plâtre évoquent son innocence d’enfant eurasienne de la campagne, qui esquivait les cailloux jetés par ses camarades. Kim était trop différente. Le tricot blanc tente de recouvrir le chagrin qui n’a pu être signifié : la famille était trop pauvre pour qu’elle porte le vêtement blanc approprié à l’enterrement de son frère, mort à l’armée.  Les bateaux en papier par milliers, semblables et différents, dessinent des courants marins par leurs subtiles variations. L’occident découvrait en 1975 la déferlante des boat people et son lot de tragédies maritimes, auxquelles la version contemporaine des traversées de méditerranée n’a rien à envier. Les bateaux de papier ont été confectionnés par la famille et les voisins restés au village. Ils ont aussi tricoté la laine rouge et la laine blanche à sa demande. Une façon pour elle, partie à l’adolescence pour la France, où elle a reçu l’éducation et les outils d’une émancipation qui leur fait défaut, de donner un peu de moyens pour survivre à ceux qui sont restés.

 

Plus qu’une installation, chaque oeuvre est un acte. Chacune se donne la possibilité de renverser symboliquement le sens des choses : renvoyer les pierres à ceux qui les lancent ; traverser l’océan dans l’autre sens ; éponger le sang. Il s’agit de faire retour, comme on le dit en psychanalyse. Ce n’est pas un retour passif, automatique, mais le retour décalé qui répare. Le geste artistique devient un geste politique puissant et d’une minutieuse délicatesse. La force du déploiement dans l’espace, et la fragilité de l’objet qui tient dans la main. La multiplication des éléments embarque une communauté dans l’action artistique individuelle. L’attachement de Kim N Kosiahn au nombre, à la prolifération, résonne comme la reconnaissance d’une individualité, minuscule et fragile, dans la foule des semblables. Une parmi tous. Elle les a quittés, mais elle est cependant restée l’une d’entre eux. Etre artiste est une autre façon de faire partie d’un ensemble, et d’être à part. Une façon d’être un numéro, un objet d’un grand tout, et un acteur puissant pour le collectif. Ce n’est pas le sujet politique qui rend l’oeuvre politique : c’est le geste, sa force symbolique et sa puissance émotionnelle.

 

La peinture de Kim N Kosiahn, que l’on peut qualifier d’abstraite, est travaillée à partir de la gestuelle, les lavis, et les accidents que l’on trouve dans une large tradition asiatique. Les gris bleutés, les verts et les marrons dominent une palette fluide et brumeuse rehaussée parfois de touches fluorescentes roses ou jaunes. Ce sont des couleurs de paysage. Ici, les environnements humides de l’Asie des moussons sont remplacés par le paysage du Haut-Forez, où elle a choisi de vivre depuis quelques années. Nous y retrouvons le vert et noir des forêts de sapins, les couleurs bleutées des montagnes qui s’étagent à l’infini, et ces langues de neige étincelante qui subsistent en ce mois de février, ça et là à l’abri des talus. Le vert fluorescent d’une mousse de sous bois dans un rayon de soleil sera notre cadeau de la promenade du jour. Sa peinture fait aussi le pont par dessus l’océan, vers une histoire plus occidentale, bien qu’elle-même nourrie d’Asie, du côté de Hartung, Tapiès, Richter… On la trouve dans les matières, les raclures, le minimalisme parfois. Elle pose ici aussi la question fondamentale pour elle du retour à l’envoyeur. Comment traverser personnellement le pont entre les deux continents qui sont siens, entre les deux traditions picturales, bien qu’interdépendantes depuis le XXème siècle ? Comment son éducation artistique occidentale laisse place à son Vietnam, même s’il est dominé par la puissante peinture chinoise ? Comment poser cette question aujourd’hui, dans une mondialisation ravageuse ? Qu’est-ce que l’on peut rejouer ?

Tout est ici art de l’équilibre, travaillé minutieusement tableau après tableau. Il faut prendre le temps de la contemplation, car aucune figuration ne nous happe, jusqu’à ce que le tableau se lève, comme disait le grand historien Daniel Arasse. Le spectateur reçoit alors une récompense jubilatoire, une immense satisfaction. Joie et apaisement. A quoi cela tient-il ? Je crois que la peinture abstraite repose sur un empêchement : celui de reconnaitre des formes familières dans les formes proposées, comme une pareidolie suspendue. Nous jouissons de cet état de suspension, où des formes bien présentes et bien stables échappent toujours à l’ordonnancement dans lequel notre cerveau voudrait les placer afin de reposer les pieds sur terre et se rassurer. La peinture nous maintient dans ce suspens.

 

Une question demeure. Comment éclairer le lien entre les deux aspects de son travail artistique : installations et peintures ? Il y a bien sûr une constante dans la saisie de l’espace à bras le corps : l’étalement de la peinture sur les toiles, la place prépondérante des fonds blancs, les transparences diverses qui ménagent le vide, sont tout aussi audacieuses que les grands volumes. Il me semble qu’aujourd’hui – car l’aventure artistique est loin d’être achevée – l’artiste se ménage deux espaces : celui de l’affrontement, de l’action politique, et celui du l’apaisement et du soin. Affronter la réalité, signifier le trauma, et s’offrir le bonheur de la suspension, et la sérénité. C’est tellement humain, qu’au final, on ne peut imaginer l’un sans l’autre.

peintur kim _edited.jpg
peintre kim_edited.jpg
bateaux.jpg
bateaux mer_edited.jpg
cailloux.jpg
rouge.jpg
bottom of page