Biennale d’art contemporain
Lyon, novembre 2022
J’ai passé la Trambouze, rivière au flot malingre, et emprunté le petit chemin qui monte la colline en face de la maison. Les glands tombés craquent sous mes pas. Les chevaux, un blanc et un beige à pattes blanches, sont là dans leur pré, tranquilles, le nez dans l’herbe. C’est déjà novembre, mais l’automne tarde à venir. Il fait frais, pourtant les feuilles sont encore vertes, en raison de cette douceur incroyable qui s’est prolongée du mois de juin au milieu de novembre. J’ai croisé, sur le pas de leur porte, les deux personnes âgées, qui vivent dans la maison à gauche. Jusque-là, j’ai cru à une maison de solitaire ; j’imaginais un veuf ou une veuve, vivant reclus.e. Une maison toujours close et la vie qu’on en aperçoit depuis le chemin, est en toute saison celle d’une lampe basse sur une table faiblement éclairante, et dans l’autre pièce, un écran de télévision allumé. Dehors, des ruches, un joli jardin avec des sièges en fer forgé et une table en céramique évoquent une vie passée. Ils sont sortis accompagner un visiteur, leur petit fils, sans doute, qui repart en voiture : il a du passer les voir, ou leur apporter quelque chose, s’occuper d’eux. Quand on vieillit, les territoires se resserrent, et ces personnes sortent peut-être très peu de chez elles, nourries de leur seul tête à tête. Je suis contente de les avoir vus ; cela me permet de penser à eux. J’ai l’impression que l’on finit tous repliés dans la grotte primitive, comme celle qu’évoque de façon inoubliable Roméo Castellucci à la fin d’un de ses spectacles. On y voit des êtres préhistoriques terrifiés par un orage, dans l’absolue incompréhension du monde qui les entoure, et qui adressent un SOS du fond des âges, à nous spectateurs du XXIe siècle. Difficile pour nous de comprendre comment l’homme pouvait vivre sans le socle de savoir scientifique qui nous éclaire aujourd’hui sur chaque manifestation de la nature et sur nous mêmes. La posture nous est inconcevable. Or ces êtres terrifiés par leur environnement indéchiffrable, c’est plutôt nous ! Car on ne peut imaginer homo sapiens sans sa profonde compréhension sensible, expérimentée et inséparée du monde. Son savoir repose sur les tissages permanents de chacune de ses actions avec son milieu : manger, marcher, choisir un endroit pour dormir, choisir une eau pour boire, une baie, une grotte sûre, pister un animal à chasser ou à fuir, humer un changement d’atmosphère, suivre la rivière ou les nuages de pluie. Nous sommes malheureusement incapables d’interpréter, ni même d’entendre les multiples signes et langages « naturels » qui nous entourent. Fragiles comme des handicapés dans la nature.
Leyla Cardenas, Removed (2022), courtesy de l’artiste et Casas Riegner Gallery
Manifesto of Fragility
Quelle belle idée que de dédier une Biennale d’art contemporain à la fragilité ! On ne peut résister au charme de cette approche, qui fait surgir les intentions les plus nobles, les matières les plus sublimes, promeut une sensibilité universelle diffuse, tout en abordant avec lucidité les destructions et les malheurs qui touchent nos sociétés, le vivant, la planète. Au delà du propos très réussi des commissaires, Sam Bardaouil et Till Fellrath, j’ai été touchée par leur façon d’aborder la ville et de travailler en profondeur le récit local. La Biennale d’art contemporain travaille Lyon, comme on travaille une salade en la brassant pour la saucer, ou une pâte à pain que l’on pétrit : on fait remonter sur le dessus ce qui est enfoui, et enfouissant à nouveau ce qui a été porté à la surface, on agence les éléments les uns par rapport aux autres, dans une organisation toujours inédite. Histoire des bâtiments qui accueillent les expositions, histoire des collections locales, disséminées dans les différents lieux de la Biennale, mêlés les unes aux autres dans la grande chaine temporelle qui inclut l’art contemporain ; histoire sociale de la ville industrieuse qui a connu ses révolutions et ses succès industriels. Cette biennale propose des récits de différents temps et géographies, progressant par strates et cercles concentriques : les gens, la ville, le monde. Des artistes se retrouvent exposés en plusieurs lieux, donnant au travail de commissariat une fluidité vivante autour de concepts bien tenus.
Au Musée d’art contemporain, le personnage de Louise Brunet sert de fil rouge à une exposition qui mêle les époques et les genres. Cette canut (je répugne à utiliser le féminin, méconnu en raison de l’invisibilité du travail des femmes, de canuse) aurait voyagé jusqu’au Liban sur la piste des vers à soie. Elle apporte le prétexte d’aller jusqu’à Beyrouth : capitale culturelle hier, ville soufflée par une explosion aujourd’hui, mais toujours sur une carte : celle des souffrances accablant les peuples au XXIe siècle.
On entre au Musée Guimet comme dans le ventre de la baleine. Ce bâtiment, fermé au public et inoccupé depuis quinze ans est resté tel que le jour de sa fermeture : avec les armoires des réserves vies, les vitrines, et les restes de décorations murales égyptologiques deci delà. Il a abrité autrefois les trésors d’Egypte, et d’Asie que l’on peut admirer au Musée Guimet de Paris ou au Musée des Confluences, à Lyon, cette autre grotte monstrueuse. C’était aussi un musée naturaliste, avec ses animaux empaillés, et ses ossements de mammouth, au pied desquels se pressaient les écoliers. Les volets sont clos et tout en cheminant au rez-de-chaussée, on a la sensation de descendre dans un sous-sol rupestre, jusqu’à l’épicentre d’un brassage temporel et spatial. Les commissaires ont choisi des oeuvres proposant une archéologie future, qui associe le passé et l’abandon présent, dans une chaine temporelle dont le futur serait déjà là.
Clément Cogitore, Morgestraich (2022) - Courtesy de l’artiste, Chantal Crousel Consulting
On y est accueilli par Morgenstraich, de Clément Cogitore. Une marche frontale et sans fin des masques du carnaval de Bâle, au son lancinant de la flûte. Une musique où se rejoignent le funèbre et le festif. Des visages grotesques : au sens littéral, nous voilà entrés dans la grotte.
Le dessin mural de Leyla Cardenas, composé des éléments architecturaux du Musée, un crayonné gris sur une peinture blanche arrachée par lambeaux et qui laisse apparaître le jaune verdâtre du mur, dit magnifiquement la fragilité des lieux, des œuvres et de la mémoire.
Au coeur du Musée Guimet, la salle centrale monumentale cernée d’une mezzanine présentait autrefois un squelette de baleine, dessinant dans l’espace le volume de l’animal. Hugo Schiavi a empilé dans cet antre des vitrines de terrarium sur trois étages : Grafted Memory System (3). On y découvre une végétation étique, poussant à la lumière de leds, d’une blancheur de laboratoire, et des écrans. Ils composent une nature hybride, faite de déchets de construction et des traces de vie humaine, des ossements, des fossiles, et des data centers vomissant leurs câbles. Dans cette archéologie inversée, le passé du Musée compose avec le futur jeté là d’un monde abandonné.
Ugo Schiavi, Grafted Memory System, (2022) - Courtesy of the artist.
Tout autour de cette salle monumentale, la mezzanine présente des fragments de corps en gros plan rendant le tactile visuel, dans des œuvres très spectaculaires : les peaux et postures suggestives de Lucile Boiron, les graphites sur feutre de Zhang Yunyao. Plus loin, une étiquette oubliée dans une vitrine éteinte : « les primates – les singes anthropoïdes » rappelle les fantômes de nos cousins empaillés. Nous sommes en famille, dans cet entre-nous des corps de mammifères.
Dans une salle annexe, les cocons géants de Tarik Kiswanson, collés aux bureaux et vitrines du Musée qu’il a installés au plafond, dans un renversement radical, apportent un apaisement et un espoir régénérant : au fond de la grotte, la promesse de chrysalides de taille humaine.
Ici notre avenir, fragile comme une pousse dans un champ de lave, n’est que beauté.
Tarik Kiswanson, Nest (2021) - Courtesy de l’artiste, de Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth / Hambourg, de carlier | gebauer, Berlin / Madrid
Les églises sont d’autres abris, qui ont joué un rôle important pendant des siècles : des lieux où le croyant peut s’abandonner à sa fragilité, trouvant son refuge auprès d’un enfant ou d’un crucifié divins. Elles sont nombreuses dans cette Biennale, et servent de cadres aux plus beaux films. Celui de Young-jun Tak, Wish you a lovely Sunday : un couple de danseur et chorégraphe re-scénarise dans l’espace vide d’une église, une chorégraphie créée ailleurs. En symétrie, un couple similaire effectue la même remise en espace, dans une discothèque LGBTQI+. Les corps se heurtent aux murs qui interrompent les trajectoires, et doivent sans cesse réinventer leur partition. Belle métaphore.
L’allemande Annika Kahrs, dans Le chant des maisons,[1] a filmé la réunion dans l’église lyonnaise Saint-Bernard, de chanteur.ses professionnel.le.s et amateur.e.s et des charpentiers. Ils jouent ensemble, les uns de la voix, les autres de la scie, du tournevis et du marteau, tout en échafaudant une structure miniature de maison. Un même élan sacré par l’art et par le travail, unifié dans la musique.
Standing by the ruins of Aleppo –debout près des ruines d’Alep[2], est une mosaïque de Dana Awartani reproduisant la cour de la grande mosquée d’Alep : un refuge mis à bas par la guerre civile syrienne.
Young-jun Tak, Wish You a Lovely Sunday (2021) - Courtesy de l’artiste
Grâce à un tissage curatorial digne des soyeux lyonnais, on retrouve en maints endroits de cette Biennale, des œuvres éparpillées en divers lieux d’exposition, semés comme les cailloux du petit Poucet, enfermé dans sa forêt. Citons 2d july 2020 du bangladais Munem Wasif, au Musée Guimet : il juxtapose dans chaque cadre deux photographies : les mains des travailleurs du jute, avec les documents administratifs des 25 usines fermées en 2020, mettant au chômage en un jour 57 000 personnes. On le retrouve avec un film tourné dans l’usine de jute abandonnée, aux Usines Fagor, cet autre lieu majeur de la manifestation, qui porte aussi la mémoire d’une casse sociale, celle l’industrie lyonnaise. Les moulages de la collection du musée lyonnais qui leur est dédié[3], affichent leurs fractures et leurs fêlures : celles de notre mémoire. A proximité, les tableaux du Musée des Hospices civils sont présentés dans leurs conteneurs. Ils portent les bandelettes de gaze qui protègent la peinture non endommagée, avant restauration. Comme des pansements. Les malades des hospices civils, ce sont eux, ici.
Est-ce sa force ou sa fragilité, qui a poussé ma mère à choisir pour époux un handicapé, mon père, dont la poliomyélite avait fragilisé une jambe pendant l’enfance, et qui boita toute sa vie ? Elle si forte, engagée comme assistante sociale à l’hôpital psychiatrique du Vinatier à 26 ans, alors déjà mère de deux enfants, puis dans les prisons de Lyon, des institutions où elle a sans doute affronté la misère et l’injustice. Etait-ce en aveu de sa propre fragilité, que de choisir quelqu’un qui ne pourrait lui faire du mal ? Un besoin de se soigner en soignant ? Dans une ambivalence permanente, elle a mis mon père et son handicap au centre de nos vies, tout en s’en plaignant beaucoup. Toute sa vie fidèle à son infidèle, dans l’amour et dans la haine, par delà leur divorce. La fragilité de mon père, lisible dans son corps, par sa jambe défaillante, et sa détermination d’une revanche à prendre sur la vie. Ce fils unique bienaimé, à la mort de ma mère, avec laquelle il ne vivait plus depuis une décennie, est venu chez moi pleurer la sienne, me donnant à voir un homme que je n’avais pas connu. Sa mère était morte jeune, d’un mélancolie que l’on disait due à l’incendie de sa maison par les allemands, en 44, en représailles dans le maquis du Bugey. La jambe manquante et la mère manquante avaient fait la force de cet homme, acharné de réussite sociale, de sport, et de séduction.
Je suis arrivée sur la crête, un chemin bordé de haies avec de part et d’autre des prés à vaches. A droite, toutes proches, des mères avec leurs veaux au poil frisé. Elles lèvent un peu la tête pour me voir passer, dans leur immense indifférence. On leur a coupé les cornes, au ras du crâne, systématiquement. J’ai honte pour les humains, c’en est presque une douleur physique, mais elles ne semblent pas m’en vouloir. Sur cette crête, le vent est plus fort, et j’aime ce chemin qui nous met dans le ciel. D’ici, je peux voir notre maison sur le versant en face, 400 m à vol d’oiseau par dessus la combe. Les bâtiments en pierre et la grange opulente en brique rouge. Les peupliers près de la mare composent un paysage idyllique à la Poussin ou à la Jean-Jacques Rousseau. C’est chez nous, mais j’ai le sentiment d’y être de passage. Ne dit-on pas que nous empruntons la terre à nos enfants ? Nous empruntons nos maisons aux générations passées et futures, comme à tous les animaux qui y vivent. Récemment, je me suis surprise à lâcher un « oh pardon », à un frelon sur lequel j’avais marché par inadvertance dans la cuisine. Il ne m’a pas entendu bien sûr, il était mort.
Un vol d’étourneaux, attardé dans cet automne si doux, traverse mon chemin et prend ses quartiers dans les chênes. C’est un ballet à la parfaite chorégraphie et un concert joyeux de civilités et de festivités, marqué par l’ivresse et le bonheur d’être en vie. Comme le sous-titre la Biennale de Lyon : Un monde d’une promesse infinie.
Comments