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L’histoire d’un choc

clpeillod

Dernière mise à jour : 3 juil. 2024

Secondary, Matthew Berney, Fondation Cartier – Paris, juin 2024

 

-----------------------------------------------------------------------------------------------La situation politique m’a coupé la langue, de ma langue. Plus envie d’écrire ni de poser une quelconque parole sur quoi que ce soit. Plus envie de français, ni de France. Je découvre qu’être de ce pays m’apportait quelques certitudes, des points d’appui que j’ignorais, puisque je m’effondre quand ils se dérobent. J’ai honte, mais pas seulement. Tellement niée, que je me sens en deuil. Je vis comme une défaite morale personnelle le fait que certains de nos concitoyens désirent se livrer à l’extrême-droite. Je ne savais pas qu’une situation politique pouvait créer une blessure intime, et pourtant c’est le cas. Et quand les éditorialistes parlent de sidération, et de choc politique psychique, je m’y retrouve.

Crédit : Matthew Barney, SECONDARY, 2023 © Matthew Barney; Photographie de production : Julieta Cervantes; Courtesy de l’artiste, Gladstone Gallery, Sadie Coles HQ, Regen Projects, et Galerie Max Hetzler

 

C'est l’exposition de Matthew Barney à la Fondation Cartier qui m’a redonné de l’énergie. De façon inattendue car je ne suis pas naïve, même si je peux être comme tout le monde fascinée, par les Etats-Unis et tout leur folklore visuel, que l’artiste californien brasse dans ses œuvres. J’ai gardé du cycle de Cremaster, son œuvre fleuve en cinq films, incontournable des musées et biennales d’art de 1994 à 2000, le souvenir d’un trop plein rétinien. Son sens de la mise en scène énigmatique et baroque a permis qu’il soit parfois rapproché de David Lynch. Plus de dix ans plus tard, il revient à la Fondation Cartier où il avait présenté ses oeuvres de jeunesse, avec une sculpture, quelques films de performances et un film : Secondary, Cette oeuvre, qui constitue le coeur de l'exposition, diffusée sur cinq écrans suspendus au dessus d'un tapis de jeu coloré, déroule tout l’univers du football américain, -dont nous apprenons que ce fut son premier métier-, et se joue dans son atelier new-yorkais au bord de l’East River, qu’il filme avant de déménager. Un tapis central similaire à celui de l'exposition délimite l'aire de jeu. Les acteurs, qui interprètent des joueurs et des techniciens de football américain, sont des danseurs de hip hop, des performers ou des acteurs, qui tous ont dépassé la cinquantaine. Des corps vieillissants, mais magnifiquement puissants. Lui-même interprète l’un des rôles. Et ces trois éléments : le sujet, le lieu, les acteurs sont tous liés intimement à sa vie. Que Matthew Barney ait retrouvé le chemin de l’art, après l’épuisant Cremaster, en tissant l’art avec sa vie, me touche : l’art et la vie, c’est aussi mon projet, mon chemin personnel. Et cela donne une profondeur à cette œuvre, que je n’avais pas perçue dans le cycle précédent, porté par sa tentative d’épuisement du monde visuel, et dévoré par une débauche de costumes, personnages, lieux  et ambiances liées au cinéma, à l‘opéra, ou aux loisirs de l’american way of life des années 50 à 90. La superficialité semblait difficile à traverser, et n’ouvrir que sur des énigmes bien fermées.

Matthew Barney dans le rôle de Ken Stabler

Crédit : Matthew Barney, SECONDARY, 2023 © Matthew Barney; Photographie de production : Julieta Cervantes; Courtesy de l’artiste, Gladstone Gallery, Sadie Coles HQ, Regen Projects, et Galerie Max Hetzler


L’esthétique qui fait sa signature est toujours là, dans la pesée au milligramme des couleurs et des gestes, de la lumière et des distances de la caméra. Le film Secundary évoque en une heure un accident de match qui a rendu paraplégique l’un des joueurs percuté en pleine action; un trauma dans le monde de ce sport populaire. L’histoire d’un choc, dont Matthew Barney rejoue l’impact sur le joueur –jamais la scène elle-même- dans une tentative d’intériorisation. Le choc mimé est enserré dans des scènes d’entrainement et des enchainements posturaux actés par l’un ou l’autre des performers, avec ou sans accessoire. Dans chaque scène, il s’agit de contraintes portées sur les corps auxquelles on résiste, et qui nous forgent.

Thomas Kopache dans le rôle d'Al Davis

Crédit : Matthew Barney, SECONDARY, 2023 © Matthew Barney; Photographie de production : Julieta Cervantes; Courtesy de l’artiste, Gladstone Gallery, Sadie Coles HQ, Regen Projects, et Galerie Max Hetzler


Dans l’atelier qui sert de décor, les acteurs manipulent aussi les matières de sculptures [1] dont le point commun est de prendre différentes apparences selon leur température : liquide ou solide, gluant ou craquelé, ou collant, tantôt rigides et tantôt souples, comme un corps qu’on échauffe. Le plomb, la terre, le plastique, la glue. Fragiles, élastiques, solides. Ils les mettent en mouvement en les contraignant, à moins qu’à l’inverse ce ne soit le matériau qui limite leurs gestes. Avec « le mouvement comme fil conducteur formel »[2], chaque strate du film démontre que la force survient dans la résistance et la contrainte ; qu’on se forge un corps, une pièce métallique ou une coque protectrice grâce à cette résistance. Comme si on pouvait s’entraîner à résister au choc cérébral qui mit à terre le footballeur Darryl Stingley en 1978.

L’installation forge aussi les spectateurs, contraints de lever la tête et de se renverser vers l'un des cinq écrans suspendus au plafond.

On comprend alors pourquoi une cantatrice débarque dans l’atelier, elle qui travaille sa voix comme un muscle. Et ce geste des arbitres, qui soufflent en rythme et de façon sonore, comme dans cette respiration vigoureuse appelée kapalabhati, un pranayama[3] énergisant qui signifie mot à mot en sanskrit, faire briller le crâne. Le souffle, premier instrument de musique, est placé ici à mi-chemin entre la respiration et la musique purement vocale des pygmées ou des inuits. A mi-chemin aussi, le geste de combat se pose là où il touche à la danse.

Raphael Xavier dans le rôle de Jack Tatum

Crédit : Matthew Barney, SECONDARY, 2023 © Matthew Barney; Photographie de production : Julieta Cervantes; Courtesy de l’artiste, Gladstone Gallery, Sadie Coles HQ, Regen Projects, et Galerie Max Hetzler


Un troisième récit survient dans le lieu de l’action : une fosse creusée dans l’atelier au bord du fleuve, avec une canalisation cassée, se remplit régulièrement d’eau boueuse sous l’effet de la marée. Quelque chose sourd… Un rythme. Une menace ? Dans cet univers tellement artificiel et technique du football américain, Matthew Barney réussit à convoquer les forces qui nous dépassent.


Wally Cardona dans le rôle de Steve Grogan

Crédit : Matthew Barney, SECONDARY, 2023 © Matthew Barney; Photographie de production : Julieta Cervantes; Courtesy de l’artiste, Gladstone Gallery, Sadie Coles HQ, Regen Projects, et Galerie Max Hetzler


Secondary, cette leçon de résistance, m’a redonné goût à l’action. La contrainte donne de la force. Mais cette exposition contient aussi une autre leçon. Que le spectateur se laisse aller à la beauté, et il trouvera une énergie qui le reliera à son propre élan vital. Le spectacle de la danse met intérieurement en mouvement. Prenons appui sur la beauté de ces corps d’athlètes matures, de ces matières, de ces sons. La beauté des gestes des danseurs, des enchainements et des couleurs. La beauté dénudée de l’espace, bordé par le jardin qui frappe aux vitres de la Fondation, très vide mais puissamment habitée par un tapis de couleurs, les écrans, une sculpture... Prenons-y notre élan, et accrochons-nous à elle durablement.

vue de la Fondation Cartier ©Eva Herzog


Exposition du 8 juin au 2 septembre. Plus d'images : https://www.fondationcartier.com/expositions/matthew-barney-2


[1] l’une est présentée dans l’exposition :

[2] dixit Matthew Barney

[3] technique de respiration en yoga

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