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Faire famille

clpeillod

Dernière mise à jour : 15 oct. 2024


 

Ensemble, Julie Mehretu, Palazzo Grassi – Venise, Carte blanche à Kimsooja, Bourse du commerce- Paris, septembre 2024


 « En tant qu’artistes, nous sommes en conversation soit avec nos pairs, soit avec nos ancêtres » Jessica Rankin

« Le modèle de l’artiste individuel n’a jamais eu de sens pour moi. Je pense que personne dans notre groupe de "diaspora d'amis" ne travaille en solitaire. […] C'est comme si nous avions toujours travaillé ensemble avant même de nous croiser. Se rencontrer à travers les décennies a donc toujours été comme retrouver sa maison. » Robin Coste Lewis

Julie Mehretu, Slouching Towards Bethlehem, Second Seal (R 6:3), 2020Pinault Collection © Julie Mehretu, Courtesy of the artist and BORCH Editions


Souvent les artistes invitent d’autres artistes dans leurs expositions monographiques, sans que l’on parle pour autant d’exposition collective. Ils convient des compagnes et compagnons de leur voyage en création, témoignant d’une solidarité artistique – faire profiter à d’autres la visibilité qui leur échoit- mais aussi d’un esprit de famille : dans un rapport affectueux, fraternel ou sororal, qui n’a rien à voir avec ces groupes d’artistes que l’on constituait autrefois en Ecoles. Il n’y a pas de continuité formelle entre leurs œuvres, pas de théorisation ni de recherche commune, mais une famille d’esprit. Ce fut le cas avec l’exposition de Mohamed Bourouissa, au Palais de Tokyo, l’hiver dernier. C’est aussi le cas de l’artiste new-yorkaise Julie Mehretu, exposée à la collection Pinault, Palazzo Grassi, le temps de la Biennale de Venise 2024, qui a invité une dizaine de collègues et amis[1] à partager ce fabuleux endroit.

 

Danser sur un volcan

La peinture abstraite de Julie Mehretu me laisse très indifférente : post-Kandinsky, post-Miro, post-quelque chose que je n’arrive à dépasser. Il est vrai que la redite, la citation, le refaire alimente beaucoup la création aujourd’hui ; un petit tour dans les galeries parisiennes ce mois-ci nous a écrasé de cette évidence triste. Pour moi, face à sa peinture, rien à faire : je ne vois que des traces de pinceaux, des couleurs dis-harmonieuses, et des citations de Kandinsky, des approximations de suprématisme, des évocations d’un expressionnisme abstrait que l’on aurait dépouillé de sa grâce, dans une peinture jetée là, n’importe comment. Rien que fasse que le tableau « se lève », comme le disait Daniel Arasse, et qu’autre chose apparaisse, suscitant une émotion. Je serais même preneuse d’un en-deçà de l’émotion, une simple connexion. Non, rien. Je demeure désemparée devant cette proposition artistique abondante, reconnue et déployée par une institution tout à fait respectable.

Huma Bhabha, New Human, 2023© Huma Bhabha. Courtesy the artist and David Zwirner, David Kordansky Gallery and Xavier Hufkens.Ph. Kerry McFate


La compréhension de Julie Mehretu  m’est venue de l’extérieur de son travail. Dans cette exposition vénitienne baptisée Ensemble, elle a invité à exposer avec elle d’autres artistes, qui font  vivre le parcours. On y retrouve Huma Bhabha, à qui le Moco a consacré une importante exposition en 2023[2]. Cette artiste américano-pakistanaise érige de grands personnages massifs, comme les divinités d’un peuple inconnu, fantômes massifs à peine sortis de leur monolithe, entre les genres. Sa sculpture paraît primitive, brutale, les corps à peine formés dans le liège sombre ou le polystyrène, et peints par dessus. L’une a la tête en mâchoire de chèvre, comme dans certains fétiches africains. Huma Bhabha nous confronte à un archaïsme qui tient de la statuaire égyptienne et du zombie de film d’horreur. Il émane d’elles une puissance certaine.

Il y a aussi David Hammons, d’une génération précédente, et présenté récemment à la Bourse du Commerce parisienne[3] Il expose les restes délabrés d’un morceau de carton ou de sacs plastiques, misérables lambeaux, comme des tableaux. Une peinture à la frange du rebut ; des rébus de fange. Son œuvre la plus subversive, un drapeau américain effiloché, repeint des couleurs du drapeau panafricain, est aussi puissante que traitée avec laisser-aller.

David Hammons, sans titre 2010, ©david hammons, courtesy de l'artiste et Pinault collection.


Ces deux artistes, qui me touchent, m’ont permis d’entrer dans la peinture de Julie Mehretu qui m’échappait, grâce à ce qu’elles révèlent d’un esprit commun. Elles l’ont ouverte comme une grenade, ce fruit qui cache ses trésors sous une peau épaisse et ingrate ; elle l’ont dégoupillé.  Comment définir cet esprit ? Un chaos que l’on ne cherche pas à maîtriser, car ce serait impossible, mais à accompagner, à côtoyer. Peindre, comme danser consciemment sur un volcan. Trouver dans le collectif la résilience, et la force de créer encore, de lutter toujours.

Sur les peintures de Julie Mehretu, le volcan a craché ses gouttes de lave. Je comprends mieux les couleurs désagréables, les traces de pinceaux incertains et qui le restent. Sur ses dessins, partant de fonds de plans d’architecture dépliés et multiliés, elle dessine des hiéroglyphes, pose des traces, des empreintes, figure des explosions ; ses traits rageurs qui mènent une danse désordonnée. Le chaos gestuel efface la belle ordonnance des bâtiments, des rues, des encorbellements et des balustrades, qui se devinent à peine en fond de plan. Dans la lutte entre l’ordre et le désordre, le chaos chassé par la porte rentre par la fenêtre. Le monde nous offre là son côté le plus sombre. Il faut cohabiter.

Julie Mehretu​, Black City, 2007​, Pinault Collectio, Courtesy of the artist and Marian Goodman Gallery, New York


On rencontre aussi dans l’exposition, les sculptures de l’artiste philippin Paul Pfeiffer. Comme pour des ex-voto, des morceaux de corps - un bras, deux pieds, une jambe, un torse… - sont éparpillés dans les salles du Palazzo Grassi. Ce corps fragmenté est traité à la façon illusionniste de la statuaire religieuse du Mexique et des Philippines, les « encarnadores » les incarnations, formes et technique nées à Séville, qui donne une dimension charnelle de la statuaire, ajoutant ainsi le trouble de l’hyperréalisme à l’élan de la foi. Plus vrai que nature. Ce corps de jeune homme, tatoué comme un carnet de dessins, est découpé en fragments, jetés de-ci delà dans l’exposition, en diverses salles. La rencontre avec un fragment de ce corps-dessin crée toujours un moment étrange, qui associe la violence du morcellement à la suspension mentale du religieux. Cette présence ouvre à l’idée d’une rédemption possible, apportant aussi aux peintures de Mehretu la possibilité d’une épiphanie. On pense au mythe d’Osiris, assassiné par son frère, et dont Isis, la soeur-épouse, reconstitue le corps démembré, lui permettant ainsi de gagner le monde des morts et d’y retrouver un trône. Cette mythologie égyptienne d’une famille marquée par la tragédie, est l’antipode de la famille choisie des artistes d’Ensemble.

Paul Pfeiffer ©tous droits réservés


Choisir sa famille

C’est par les artistes que j’ai rencontré l’art contemporain, et c’est grâce à leur générosité que je m’y suis fait un nid. J‘ai eu le sentiment, quand j’ai commencé à fréquenter les artistes de ma ville, il y a quarante ans, de me choisir une nouvelle famille. Je n’avais pas le désir ni la conscience de renier la mienne, où ma frustration principale était que je ne pensais jouer aucun un rôle, alors que j’avais soif de compter. En écrivant sur l’art contemporain, je portais la voix d’autres personnes en même temps que la mienne. Je fus immédiatement adoptée. Bien sûr, la grande famille de l’art est une illusion, ce n’est qu’un milieu professionnel plein de tensions et de trahisons. Ma grande naïveté m’offrit plusieurs occasions de le découvrir à mes dépens. Et je n’y fus pas toujours bienveillante, d’ailleurs, avide que j’étais d’y exister. Mais j’y ai noué des liens bien particuliers, auxquels la sacralité accordée à l’art n’est pas étrangère. Faire famille avec les acteurs de l’art était inclusif : les références partagées, le goût commun du saut dans l’inconnu, l’insatiable curiosité. Pour moi, ce fut cela, grandir : me choisir une famille d’un autre esprit, et de par la posture que j’y trouvais –critique d’art- me permettre cependant d’y exercer mon jugement. Faire famille à six, avec mes parents et mes sœurs était souvent exclusif. Mes parents entretenaient le sentiment que nous étions différents des autres, avec une certaine supériorité, liée au jugement permanent de ce qui n’était pas comme nous. On se définissait dans une posture bien bourgeoise de rejet, alors que nous n’en étions pas ; mes grands parents étaient de simples petits artisans ruraux. Mais j’entendais dire que telle personne est «  pauvre par ce qu’elle ne sait pas gérer son budget : on n’achète pas de gâteaux chez le pâtissier, quand on n’a pas d’argent ». Telle autre « ne sait pas élever ses enfants, et leur passe tous leurs caprices. » Certes, chez nous, il n’y avait jamais de gâteaux du pâtissier, et pas beaucoup de place pour les désirs des enfants.

Mon point de vue a heureusement changé et je mesure tout le commun positif de ma famille. Je ne me suis pas créé de famille à moi, au sens du noyau parents-enfants, et je me suis choisi des familles tout au long de ma vie, au moins quatre : celle des artistes, celle des Ecoles d’Art, celle du Yoga, et dernièrement celle des Ecologistes … J’éprouve une profonde gratitude pour tou.te.s celles et ceux qui m’ont reconnu et accepté comme leur.

 

PS : autre exemple

« Je voudrais créer des œuvres qui soient comme l’eau et l’air, qui ne peuvent être possédées, mais qui peuvent se partager avec tout le monde”, Kimsooja 

L’artiste coréenne Kimsooja aussi s’est choisi sa famille, et la partage avec nous, dans la carte blanche que lui a confié la fondation Pinault. Elle inclut le bouddhisme zen, sa religion, le hip hop et le soufisme iranien, de performeurs et performeuses invité.es sur le grand miroir qu’elle a fait installer au sol la corbeille centrale de la Bourse de Commerce, sous les colonnades, les peintures coloniales, et le dôme de verre. Miroir parfait, l’envolée vers le haut est symétrique à la plongée vers le bas, créant un vertige symétrique sur lequel s’aventurer prudemment. C’est bien là un art de l’expérience dont la portée spirituelle s’affirme dans la sublime méditation dansée.



PPS : un rêve

Cette chronique est bouclée, prête à être postée. Mais pour être honnête, j'ai le sentiment diffus de ne pas traiter vraiment ce que le titre annonce, et de ne pas soulever toutes les pierres, de peur de tomber sur un noeud de serpents. Il m'est arrivé il y a quelques années de le faire, et je sais que la tâche d'écriture serait alors énorme, démesurée par rapport à mon objectif simple de conter "l'art et la vie". Je suis gagnée par la paresse... Mais dans la nuit qui précède la publication, un rêve vient m'éclairer. Je réside avec un important groupe de personnes dans une grande maison, pour effectuer un travail collectif que je n'identifie pas bien. Mais je sais clairement que, dans la marge, certains préparent un spectacle. Je réalise alors qu'ils invitent de proche en proche leurs amis à y participer, et que je n'en suis pas. Je m'indigne : il faut inclure tout le monde. Ce n'est pas un comportement sain dans un collectif. Je veux participer. Personne ne semble y avoir pensé, et ils acquiescent mollement. Dans un coin de la pièce, il y a ma mère, toute repliée sur elle même dans un fauteuil. Passive. Triste. On la déplace quand elle gène le passage.

J'ai compris à mon réveil que, si la famille est pour moi d'abord le lieu de l'inclusion, c'est en réponse à ma peur profonde d'être exclue. Il est logique que les artistes autour de Julie Mehretu, fassent famille : ils relèvent tous de minorités, ont choisi ou subi l'exil. Dans mon rêve, ma mère, qui n'a pas connu le grand âge en raison de sa mort prématurée, recentre ma peur de l'exclusion sur la vieillesse. La vieillesse qui vous met à part, vous remise dans un coin. Ce qui me causera la plus profonde tristesse.


[1] Nairy Baghramian, Huma Bhabha, Tacita Dean, David Hammons, Robin Coste Lewis, Paul Pfeiffer et Jessica Rankin 

[2] Huma Bhabha, une mouche est apparue, et disparut, 18 novembre 2023 au 28 janvier 2024

[3] Exposition David Hammons, du 22 mai 2021 au 14 mars 2022, Pinault Collection, Bourse de Commerce, Paris

 
 
 

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