Grenfell, Steve Mac Queen, Serpentine gallery, Londres, mai 2023
L'artiste et réalisateur britannique qui a été caméra d’or avant d’être oscarisé pour son « twelve years slave » en 2014, Steve McQueen, présentait à la Serpentine Gallery de Londres un film dédié à un incendie qui a ravagé une tour d’habitation à Grenfell, six mois avant son tournage en 2017. Un fait divers bien connu en Angleterre, marqueur de la misère et du mépris de la société contemporaine pour les gens modestes. Le réalisateur connaissait l’endroit, et y avait admiré la vue. Il était allé au marché au pied des tours, et y avait apprécié la vie du quartier bigarré. Il était impératif pour lui de faire quelque chose pour les victimes, avant que la mémoire ne s’efface.
Ce film est fait d’un long plan séquence de vingt-quatre minutes. En hélicoptère ou par drone ? On ne saura pas. Au début on survole la campagne anglaise, verte et bien rangée. On avance vers une destination qui ne se révèle qu’au bout de longs kilomètres, de longues minutes de vol. Dans le silence. C’est une étape de préparation émotionnelle, un sas pacifié avant ce que nous allons découvrir, mais on ne le sait pas encore. On s’approche d’une ville de banlieue. On descend, dans une spirale qui nous semble infinie, vers un bouquet de quatre tours identiques en apparence, puis la camera serre l’une d’entre elles, et s’en approche. Elle tournera autour une fois, cinq fois, dix fois, un nombre incroyable de fois, dans un temps qui s’étire et laisse au mental le temps de faire son propre tour de la question, toujours en silence. Cette tour meurtrie que nous montre longuement l'artiste, vous n'en verrez pas d'image ici. Ni de la nuit de l'incendie, ni de la tour dépourvue de ses murs : c'est le souhait de Steve Mc Queen et de la Serpentine, afin de ne pas blesser les proches et les survivants.
©. Steve McQueen, Grenfell, 2019 (still), courtesy the artist
On identifie progressivement l’état de ce monolithe : un incendie a dévoré ses murs extérieurs, les espaces intérieurs aussi sont noircis, sur la plupart des 24 étages. On imagine la tour en flammes, de nuit, une torche monumentale. La caméra s’approchant, on découvre les matériaux d’isolation, la matière même des murs responsable de la propagation de l’incendie, qui flotte dans le vent[1]. Le doute n’est plus possible : sous la caméra de Steve Mac Queen, cette tour qui était habitée est devenue son propre mausolée, une sculpture monumentale qui porte les traces de son drame. Chaque fenêtre, dont la caméra s’approche, ouvre sur un appartement ravagé, une case qui est aussi un tombeau.
La performance filmique est au service d’un étirement temporel, identique à ce temps dilaté dans le moment qui précède la mort. Chaque minute en vaut cinquante. Chaque instant s’allonge dans la répétition du même ou presque. C’est le temps juste, bien pesé, nécessaire pour comprendre l’inéluctable et dire adieu. Ce temps, que les victimes n’ont pas eu, leur est rendu. Le film se transforme en prière, et nous en sortons bouleversés. Aucune parole n’a été prononcée. Au silence a succédé brièvement le son du soir de l’incendie, la noria sonore des pompiers et des ambulances, le crépitement du feu et de l’eau. En sortant de la salle, nous sommes accueillis par un mur couvert des noms de ceux et celles qui ont perdu la vie dans l’incendie, six mois plus tôt : 79 personnes[2], des ouvriers principalement, pour lesquels les survivants réclament encore justice.
Tout appartement, toute maison est comme une île pour le naufragé. On y fait halte. On y fait son nid. La maison comme un corps étendu autour de soi.
Elle reste notre refuge jusqu’aux derniers instants.
Malheur à toutes celles et ceux dont la maison héberge aussi le diable, car elles n’ont plus d’abri nulle part.
La maison en pierres, que j’habite aujourd’hui, est faite de la matière des tombeaux.
Montmajour, photographie ©Claire Peillod
On peut voir à l’abbaye de Montmajour les tombes des moines sculptées à même le rocher de soutènement, dans la pente. Dernière demeure en forme de casier. Et en Bretagne, des mégalithes posés l’un contre l’autre, comme un toit, adossés par leur bord supérieur, constituent des tombes nobles, perdues dans les champs et auprès desquelles on se recueille encore.
Ma mère voulait mourir chez elle et l’y avons accompagnée le plus longtemps possible. Quand nous lui avons annoncé, alors que ses moments de lucidité se faisaient rares, que nous étions contraintes de l’emmener à l’hôpital, elle est entrée dans le coma, pour ne plus en sortir, comme si elle ne voulait pas voir cela.
Notre ami Serge lâche prise, étape par étape. A chaque pas en avant de la maladie, un pas en arrière de la vie. Un renoncement. La lecture le fatigue ? Il renonce à tous les échos du monde. Trop faible pour se nourrir seul ? Il renonce à ses goûts préférés ; reste ce qui passe, et ce qui ne passe pas jusqu’à l’estomac. Trop fatigué pour la conversation ? Il renonce à la parole et aux phrases, au profit des regards, des pressions de la main. Il ne peut plus se lever pour aller aux toilettes ? Il renonce à la pudeur, il faut bien pisser. Chaque étape est plus ou moins perçue dans son irréversibilité. Mais il en est une plus visible que les autres : quitter sa maison. Serge quitte sa maison pour un centre de soins palliatifs. Il sait qu’il ne reviendra pas, et de cela aussi il faut se détacher.
Quitter sa maison, avant de quitter son corps. Les bouddhistes disent des morts qu’ils ont quitté leur corps à telle date ou à tel âge. Quitter son corps est un événement exceptionnel, mais on est habitué à se quitter les uns les autres, à quitter ceux qu’on aime, ou que l’on a aimé. Quitter son corps banalise cet inconnu de la mort en un événement familier. Ce n’est plus une rupture, ni une fin, mais une séparation, qui laisse la conscience poursuivre son chemin.
[1] Les panneaux de revêtement extérieurs sont responsables de la propagation de l’incendie depuis le 4e étage, car choisis sans résistance au feu, et cela pour réaliser une économie qui sera évaluée ultérieurement à … 7 000 euros ! Deux habitantes de la Grenfell tower ont été menacées de poursuites, car elles faisaient compagne pour augmenter la sécurité incendie, quelques mois avant le drame. [2] Soixante douze victimes et huit disparus.
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