Gérard Garouste et Oskar Kokoschka
Paris septembre 2022
Tournée de galeries et d’expositions dans Paris, en ce début d’automne. La peinture règne sur le Marais. On la retrouve chez Perrotin, Almine Rech, Taddeus Ropac, Xippas, Templon, Michel Rein, Franck Elbaz… Un repli sur son affirmation rassurante de faire art ? Un contrepoint matiériste aux oeuvres numériques dont les dérives financières alimentent les médias ? Le fait est là : la peinture, par cette place centrale, renvoie au rang d’excès l’art minimal ou conceptuel. On dirait que l’avant-garde, c’est du passé. La temporalité des utopies s’inverse. Retour vers le futur.
L’affiche parisienne dominante cette saison, est pour Gérard Garouste, au Centre Pompidou, dont j’ai lu avec grand intérêt la biographie l’Intranquille[1], cet été. Dans son récit se mêlent une histoire familiale inavouable et une histoire personnelle intime, -tout autant inavouable-, dévoilées toutes deux avec justesse et pudeur. Une vie gagnée par la folie, qu’il parvient à maitriser, autant que par la quête du pardon au nom de ses ascendants, avec honnêteté et courage.
L’exposition est à la hauteur de l’attente. Comment ne pas être troublée par les figures du délire singulier, qui habite ses peintures, quand on sait sa maladie ? Comment regarder ses autoportraits, sans que cette folie saute aux yeux, comme lorsque l’on regarde Poutine ou Trump ? La folie qui habite les traits de ces derniers surpasse leur dureté. Et par contraste, quelle gaité dans les autoportraits de Gérard Garouste, comme dans l’ensemble de son œuvre ! La folie se fait bienheureuse fantaisie, joie communicative. Elle fait ressurgir ces traces de l’enfance, qui s’attardent toujours sur les visages adultes, et suscitent la tendresse. Je n’ignore pas la souffrance qui l’accompagne, mais elle est transformée. Il le dit lui-même : ses démons l’ont rendu heureux ; le délire produit tant d’inventions, de scènes, d’iconographie pour peindre, et d’intenses émotions. Je voudrais ne garder que la jubilation qui peut gagner le spectateur, celle-là même qui lui est interdite, car elle menacerait son équilibre. Je voudrais garder cette joie et reléguer aux problématiques de représentation propres à cette peinture à énigmes, à cette figuration cultivée, ce qui pourrait évoquer la douleur : ces corps torturés pour figurer des lettres, les pieds à l’envers qui disent l’ambivalence, et les épaules déboitées aux bras multiples qui désignent de multiples directions (1).
Les cartels abondants confortent dans ce sens. Ils détaillent les sujets et anecdotes, liés à la biographie ou à ses lectures - la torah et la littérature qui structurent l’inspiration. Peu de mots sur la peinture elle-même, la plasticité, les tonalités, le dessin, la fluidité. Pas un mot sur ce que cela peut évoquer des peintures françaises et espagnoles dans lesquelles il a appris, au Musée, son métier. Pas un mot de Poussin, Chagall ou le Greco. Dommage ! Son œuvre est présentée comme un grand livre d’images, devant lequel nous sommes des enfants savants. La folie est bien tenue à distance, et la contamination qui pourrait nous atteindre, impossible.
Pas de place, dans cette fête colorée, pour mon souvenir des murs jaunes pâles et salis de l’hôpital psychiatrique, où j’étais en visite au chevet de mon ami Tri. Auparavant, j’avais vécu en direct, une de ses crises de paranoïa aigüe : il m’avait forcée à prendre ma voiture et à l’emmener très vite, très loin. Il fuyait, disait-il, les dealers de son frère –qui vivait alors aux Etats-Unis-, dealers venus réclamer une dette ou le tuer. Ils me tueraient moi aussi. Il me demandait d’accélérer dans les rues de Lyon, se retournant sans cesse pour vérifier si nous étions suivis. Je finis ce tour désorienté en ville, en le déposant chez ses parents. Quelques semaines plus tard, le visitant à l’Hôpital Saint-Jean de Dieu, où il avait été interné, il me dit : « Va-t’en, Claire, je suis le diable ». Cette phrase me fit l’effet d’une claque. Naïve, je voulais l’accompagner, l’aider peut-être. Mais on n’aide pas le diable, on le fuit. Cela avait mis fin à notre liaison.
Garouste témoigne dans l’Intranquille, que le travail de peinture n’est pas compatible avec ses crises, car il requiert au contraire maitrise et lucidité. Il n’est pas nécessaire d’être fou pour être artiste et les fous ne sont pas tous artistes, loin de là. Il s’est construit sur sa bipolarité, autour des figures d‘Apollon et Dionysos, représentés sous les figures du Classique et de l’Indien, dans le théâtre puis dans la peinture. Une dualité nietzschéenne, de La naissance de la tragédie, aux crises du philosophe à la fin de sa vie, alors qu’il signait certains billets Dionysos. Philippe Stark, ami proche de Gérard Garouste, le décrit comme un loup-garou, avec les oreilles pointues, le menton barbu [2]. Le loup Garou-ste. Le masque de chien (2) qui accompagne l’autoportrait 2022, me conforte dans cette perception. Et l’accumulation de G et de R dans son prénom et nom, sonnent comme un Grrr à mes oreilles !
A une époque, j’ai recherché avec assiduité des expériences de conscience modifiée, et cela sans ingérer d’autre substance que l’air respiré : par le kundalini yoga ou le tantra. Pendant un séjour en groupe, sous la double tutelle de Yogi Bhajan, et de Osho, j’ai eu une hallucination très puissante, au cours d’un exercice de transe. Et pas drôle du tout. Dans une apparition très nette, le pratiquant qui me faisait vis à vis, se transforma; je voyais ses oreilles devenir pointues et son menton s’allonger en barbiche. Mais pas un chien ni un loup ; le diable lui-même, en un magnifique archétype jungien ; son visage dans sa représentation la plus classique. Cette vision s’accompagnait curieusement d’une formidable lucidité : j’eus la compréhension immédiate du danger, le sang qui se glace, et je quittai le jeu, de toute urgence. Je n’étais pas été tentée par la rencontre, qui m’aurait fait passer « de l’autre côté ». Cette rencontre, mon ami Olivier, artiste et catholique convaincu, la place à l’origine de sa foi. Elle a eu lieu sur un lit d’hôpital : dans un face à face avec le diable, ils se sont battus.
Mais revenons à Paris. A l’instar de G.G., Oskar Kokoschka offre aussi une cascade d’allitération dans son prénom et nom, celle de K roulés dans l’O ; et il signe d’un acquiescement : OK. Sa rétrospective du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris présente son parcours de peinture -j’ai envie de dire « en » peinture tant il y semble immergée- autant que l’histoire de sa vie, elle aussi extraordinaire. Elle colle au dramatique XXe siècle, en ses plus terribles épisodes, très officiellement. Lui n’a jamais cessé de lutter et de défendre la liberté, ni d’approfondir sa manière de peindre. S’il accepta l’étiquette d’expressionniste, désireux de traduire ses états d’âme et ceux de son époque, il fut dit « fauve » et répondit en se rasant le crâne pour ressembler au bagnard, incarnation absolue de la marginalité. Ce champion du portrait et de l’autoportrait peignit en 1926 un Tigerlöwe (3), en mot à mot lion-tigre, ou tigron, fruit rarissime des amours d’un tigre et d’une lionne. Kokoschka s’est reconnu dans cet animal inclassable, rencontré dans un zoo londonien et peint nez à nez contre la grille, d’une agressivité manifeste envers le spectateur. Un autoportrait. La folie ? Sa peinture fut assimilée à celle d’un fou, en première place à côté des œuvres des internés, dans les expositions d’art dégénéré des nazis. Qu’il s’agisse des autoportraits et portraits de ses proches, des animaux ou des paysages : la touche est nerveuse, épaisse, colorée, toujours prédominante, travaillée, tordue, griffée, reprise avec une douleur communicative au spectateur. A l’image de son siècle, sa peinture n’est pas un long fleuve tranquille.
Le Peintre II (Le Peintre et son modèle II) 1923 Saint Louis Art Museum, Saint-Louis, Bequest of Morton D. May © Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022
Kokoschka a entretenu un étrange rapport aux femmes, aussi outrancier parfois que ses couleurs, et que l’on ne peut réduire aux relations de genre à l’époque. Le plus surprenant est la poupée à taille humaine, qu’il fait confectionner à l’effigie de son ex-compagne, Alma Mahler, et avec laquelle il partage ce qui ressemble étonnamment à une vie de couple, pendant quelques années, avant de la décapiter. Une poupée avec personnalité, bien plus puissante que le simple objet d’atelier, qui éclaire les artistes dans le détail d’une posture ou d’une articulation qu’il veut représenter. Une poupée comme l’Olympia des Contes d’Hoffmann,[3] et moins magnifiquement charnelle que celle de Manet. Avant les œuvres de Hans Bellmer, dans la génération suivante, elle insère ouvertement la sexualité dans la peinture de Kokoschka. Cette poupée, sous sa forme du double d’Alma ou sous d’autres formes ultérieures à sa destruction, est présente dans les tableaux à ses côtés. On la trouve offerte comme chez Manet, représentée en duo avec le peintre[4], tandis que celui-ci pointe de l’index désigne et sans ambiguïté, le sexe de l’objet (4). Dans un Autoportrait au chevalet de 1922 (5), il se représente à ses côtés, mais en bossu, lui aussi désarticulé, comme contaminé par l’être artificiel. Elle est encore présente dans une œuvre des années 50, placée entre le peintre et sa femme, en un symbole phallique qui les relie.
Oskar Kokoschka le crâne rasé, 1909 © Oskar Kokoschka Zentrum, Universität für angewandte Kunst Vienne / photo Wenzel Weis
Sa première pièce de théâtre, Meurtrier, espoir des femmes [5], est un bref poème performé, où se mêlent désir ardent, actes sexuels et meurtres. Il fit scandale à son époque, en raison de la fusion en une même personne de la mère et de la femme fatale, toute dévorante. En sortant d’une représentation de ce spectacle en plein air, à Vienne, après l’intervention de la police dans la bataille des spectateurs, et harcelé par la presse, rentrant à pied avec l’acteur principal, son ami Ernst Reinhold, Oskar Kokoschka vécut une expérience étonnante, qu’il raconte dans une interview filmée, à voir dans l’exposition[6]. Il y dit en substance : « J’avais 19 ans, je venais de remporter un grand succès avec cette pièce qui faisait scandale et dont tout le monde parlait à Vienne. J’étais comme ivre de cette soirée. Le clair de lune projetait des ombres sur le dallage, mais je n’avais pas d’ombre ; j’étais au dessus du sol, en lévitation ». Il retrouvera cette sensation lors de sa première blessure à la guerre. Je me plais à voir dans cette expérience sur laquelle il ne s’attarde pas, un Eveil de la conscience, une Illumination. Au sens du bouddhisme comme au sens rimbaldien. Quelques années plus tard, il réalise des portraits dans un sanatorium, troublé par sa prescience du futur, toujours dramatique, de ses modèles. Tel portraituré se trouve « représenté comme un cardiaque ». Il mourra d’une attaque l’année suivante. Oskar Kokoschka trouve à telle autre un air de folle. Elle sera internée quelques années plus tard. Cela le convainc que son regard a la puissance des Rayons X auxquels sont soumis les malades de la tuberculose, dans ce sanatorium. L’artiste voyant touche à l’âme, celle des personnes, de lui-même, de son époque. « Il faut peindre l’aura, dit-il, sinon ce n’est que de la photographie colorée ».
Il paraît que chacun vit au moins une expérience d’éveil au cours de sa vie. Et souvent dans l’enfance, quand les barrières mentales entre le rêve et la réalité, le sensible et le raisonné sont moins fortes.
Qui n’a pas eu la sensation, au cours d’une promenade, pendant quelques secondes magiques, de se dissoudre dans la nature, d’être à la fois dans son corps et dans le ciel, de l’absorber entièrement autant que d’en être absorbée et d’y disparaître ? Cette plénitude absolue, la fusion dans le tout des formes du vivant. La dissolution de l’ego pour quelques précieuses minutes. L’instant vous est donné comme la Grâce divine. Elle emporte, ainsi que la jouissance emporte la Sainte-Thérèse du Bernin. Extase, folie douce, coup de folie.
[1] Editions Proche, août 2022 [2] Grand entretien avec Daphné Roulier, LCP 2019 [3] Opéra d’Offenbach inspiré de l’univers d’Hoffmann, 1881. [4] Peintre à la poupée 1922 [5] A lire en ligne, aux éditions L’Arche [6] Extrait de l’entretien Oskar Kokoschka-un autoportrait pour la norddeutcher Rundfunk, 1966
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