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Vertige

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Dernière mise à jour : 4 févr. 2024


Thandiwe Muriu et Hyacinthe Ouattara, galerie 193, La Chimère, film d’Alice Rohrwacher, et Iris Van Herpen, Sculpting the senses, Musée des Arts Décoratifs – Paris, janvier 2024.

 

J’ai l’idée d’écrire sur le vertige depuis plusieurs mois. Depuis, en fait, que j’ai revu longuement les photographies de Margareth Cameron au Musée du Jeu de Paume. On y voit des femmes aux longues chevelures basculer insensiblement en arrière, et les personnages secondaires de portraits collectifs, aller vers le flou et leur effacement. Un retour à ma première chronique Hantologie, sur la photographie et les fantômes, noués dans une relation intime, qui me paraît toujours juste. Mais pas seulement. Depuis plusieurs mois, donc, je retarde le moment de me pencher sur ce sujet, comme on se penche au bord du cratère d’un volcan qui sommeille. Je me souviens de cette promenade au Piton de la Fournaise sur l’Ile de la Réunion, où j’étais venue faire passer leur diplôme aux jeunes artistes de l’Ecole du Port. Nous roulions dans un épais brouillard, et mes compagnons d’escapade ne cessaient d’alimenter la conversation avec ces exemples de promeneurs tombés par accident dans le cratère. Des récits dramatiques de voyages de noces, dont on n’avait jamais retrouvé les époux. Ils brodaient, sans doute. Mais comme le cratère du volcan, le vertige efface ses limites. On ne sait pas où il commence ni où il finit. Et je connais bien le vertige, la tête qui vous tourne, le sol qui se dérobe sous les pieds de l'agoraphobe sortant dans un espace ouvert. La sensation d’être au bord du basculement. Le corps qui dit non, qui vous lâche, dans la douleur et plaisir de l’abandon de soi.


Thiwande Muriu, Camo 42, photographie 90x60. tous droits réservés


A corps perdu

On peut ressentir cette sensation d’ivresse légère et potentiellement douloureuse, devant le travail de l'artiste kenyane Thandiwe Muriu[1], qui fait disparaître ses personnages dans des motifs de Wax. Pour chaque image, elle associe un tissu bigarré, de préférence à motif géométrique, et habille de façon similaire le personnage. Le corps rejoint le fond dans un effet papier peint. La variété des tissus africains assure le spectacle de l’exposition. La photographie est propre, lisse, nette comme une photographie de mode. L’œil cherche à se poser dans la toile, mais saute de chevron en chevron, de rayure en rayure, d’étoile en étoile. L’impossible stabilité du regard, que cultivèrent abondamment les artistes cinétiques, trouve un peu de répit dans le visage du portraituré, émergeant au cœur de ce camouflage. Chaque personnage, saisi avec la même frontalité face au spectateur, porte une paire de lunettes exubérante, qui filtre son regard, le déforme sans doute. Et nous laisse supposer un possible vertige, tout en représentant l'instabilité ressentie par le spectateur. Le ressenti est flou. Ce type de vertige pourrait être qualifié de rétinien.


Hyacinthe Ouattara, Biomorphisme et ancestralité (détail) 2023. Galerie 193. tous droits réservés.


Même sensation de vertige, mais plus intériorisé et multi-sensoriel, dans la même galerie 193, quelques mois plus tard, devant les généreux assemblages de cordes et tissus de Hyacinthe Ouattara[2]. Il coud, noue, accroche, déchire, tisse, de grands panneaux irréguliers, exposant une matière textile magnifiquement colorée et comme travaillée de l’intérieur par ses multiples couches. La plus grande tenture, la plus volumineuse de cette série baptisée la Mémoire du monde, donne envie de s’y jeter pour s’y enfouir. Envie de plonger à corps perdu dans ces jupes généreuses. Il réalise également de magnifiques peintures à l’indigo, sur des toiles qu’il enterre temporairement, pour, dit-il, capter les battements cardiaques de la terre[3]. La matière qu'il manipule, qu'elle soit textile ou tinctoriale, évoque le magma en mouvement et nous place au bord de souvenirs enfouis. La pratique artistique de Hyacinthe Ouattara nous amène dans un espace hors des catégories artistiques repérables. Loin des assemblages spatiaux tout aussi colorés, mais très organisés de l’artiste portugaise Joana Vasconcelos, dont la sculpture textile tourne autour du corps et de l’objet. Un art brut ? Pas vraiment non plus. Pas de représentation, mais des matières émouvantes et un symbolisme diffus. Le vertige s'intériorise, nous ramène en nous mêmes, et se nourrit de sentiments.


Hyacinthe Ouattara, Les battements cardiaques de la terre 1 - 2023, 145x142 cm


le vertige ouvre la porte

Je me suis promis de ne parler ici de vertige qu’au sens propre, jamais au sens figuré. Le contraire serait trop facile, car le présent est, au figuré, entièrement vertigineux : la perte de la biodiversité, la raréfaction de l’eau, le taux de mortalité des migrants sud-nord, la taille des incendies, la bêtise politique, la misère des démunis, le mépris et l’impunité des puissants, la fragilité de la démocratie… Oups. Voilà, au figuré, je me laisse entraîner.

 

C’est bien au sens propre, que le personnage principal du film La Chimère,[4] interprété magnifiquement par Josh O’Connor, est sujet au vertige. Parcourant les zones intermédiaires des banlieues italiennes, mené en avant par sa baguette de sourcier, et suivi de ses comparses voleurs d’antiques, Arthur, jeune archéologue britannique et sujet au vertige. Il perd conscience et s’effondre, quand le sol sous ses pieds recèle le vide signalant une tombe étrusque. Vertiges et vestiges sont dans ce film liés comme frères siamois, à une lettre près. Et cela ne manque pas. Là où il s’effondre, il suffit de creuser pour découvrir une tombe richement dotée, ou un temple enfoui. Dans l'effet du vertige, le sol, la terre attirent. L’évanouissement d’Arthur, déclenché par le vide en dessous, est bien physique, mais on l’interprète également comme métaphysique. Le vertige le prend devant l’inconnu, qui le dépasse, incarné dans La Chimère par cette statuaire étrusque de toute beauté. Ses pertes de conscience, comme autant de petites morts temporaires, accompagnent sa rencontre avec l’invisible. Arthur, comme Paul de Tarse sur le chemin de Damas, tombé de son cheval. Mais l’invisible n’est pas au ciel, comme dans la mythologie chrétienne. Il est en dessous. Le vertige est ce qui vous prend dans le mouvement des forces telluriques, et vous fait glisser dans ses profondeurs : La Chimère offre d'ailleurs une réactualisation du mythe d'Orphée et de la visite aux Enfers. La tombe, comme le cratère, est une porte. Le début d'un autre chemin.


La Chimera de Alice Rohrwacher, avec Josh O'Connor, Carol Duarte, Isabella Rossellini, entre autres.


J’ai vécu récemment une crise vertigineuse –c’est le terme médical- particulièrement inconfortable, due au déplacement des petits cailloux qui constituent l’oreille interne. S’ils se collent, et perdent leur mobilité, alors vous perdez votre stabilité. Je ne pouvais plus me pencher en avant sans tomber sur le côté, ni même me retourner dans mon lit sans voir le plafond basculer. Je me tenais aux murs pour tourner la tête. J’étais condamnée à l’immobilité. Pour remettre les petits cailloux en place, il faut être fortement secoué, dans un mouvement de pendule précis. Dans les bras de mon médecin qui pratiquait l’opération, j’ai hurlé, tellement c’était insoutenable. Hurler de vertige, une expérience paradoxale! Cette crise est survenue dans les jours qui ont suivi la mort d’une personne chère, dernier témoin adulte de mon enfance. Elle avait quatre-vingt seize ans. Trente ans quand je suis née. En m’interrogeant sur la coïncidence, je me suis dit qu’elle était partie avec ces petits cailloux qu’elle détenait, précieux car ils traçaient un chemin rétrospectif en pointillé, du présent jusqu’à mon enfance. Sa mort a interrompu le tracé et m’a fait perdre l’équilibre, au sens propre ; mes cailloux personnels avaient perdu leur efficacité.

 

Opéra baroque

Les scénographies d’exposition cherchent souvent à vous faire perdre pied, à vous extraire d’un présent réaliste pour mieux vous prendre par la main et vous mener dans leur imaginaire. Et pas tant pour la souffrance, que pour le plaisir de l’ivresse. C’est le cas de l’exposition d’Iris Van Herpen au Musée des Arts Décoratifs[5]. La première salle vous plonge dans un univers noir, du sol au plafond, à l’exception de plateaux en miroir sur lesquels sont posés les mannequins.  On hésite à mettre le pied dans la salle, tant les repères spatiaux manquent dès le début de ce voyage immersif qu’est l’exposition. Les robes flottent dans cet espace obscur qui tente d’effacer ses limites, à moins que le fond ne soit remplacé par une projection vidéo qui ajoute du mouvement à votre propre flottement.

Carla van de Puttelaar pour Iris van Herpen — Diverses collections 2020 - Collection privée Iris van Herpen


Je ne fréquente pas les défilés, et me sens peu touchée par la haute couture [6]. Mais cette créatrice hors normes parvient à convoquer autour d’elle la multiplicité des formes du vivant autant que l’art contemporain et à créer un univers personnel puissant. La scénographie théâtrale de l'exposition déploie un cabinet de curiosité[7] qui associe les créations de Van Herpen avec les catégories classiques du cabinet. On trouve des naturalia, comme un squelette de raie ou de serpent, ou des relevés naturalistes, et des artificialia, comme une maquette de cathédrale ou sa version métallique de Wim Delvoye. Lancée dans une sorte d’inventaire des formes du vivant, elle s’en inspire sans les réduire, leur donne un élan cosmique, avec les cartes anciennes d’Andreas Cellarius ou les images du télescope James Webb, et nous renvoie à la place de nos corps humains dans l’univers et ses abysses. Elle s ‘attache par ailleurs à la préservation de cette nature admirée, via l’éco-conception et l’expérimentation de matières bio-sourcées. Des œuvres d'art diverses viennent soutenir les recherches de la styliste, et les inscrire dans une pensée universaliste, qui transcende les époques. Les œuvres ne sont pas de simples compléments au parcours : elles sont puissantes, subtilement choisies et magnifiquement exposées. Une création sonore nous accompagne sur l’ensemble du parcours, musique planante, elle ajoute à l’insaisissable. Le parcours -le marketing parlerait de l'expérience visiteur- nous mène du monde aquatique, informe et mouvant, à un environnement plus sensoriel, aérien et flottant, en passant par le squelette qui structure et porte le corps. Dans les dernières salles, les créations sont lancées dans l‘espace, les mannequins placés à l’horizontale ou la tête en bas. Le sommet du vertige, -si je puis dire, est atteint avec ce film où la championne du monde de saut en parachute, porte l’une de ces robes, au cours d’une chute libre diffusée en boucle, infinie. Le vertige de la chute, de l’apesanteur autant que celui de la disparition des limites, au terme d’une exposition-opéra étourdissante.


Au terme de cette exploration vertigineuse, il me semble que nous recherchons le vertige, tel que l'apporte l'art, le cinéma, la mode, comme les enfants aiment qu'on leur fasse peur, en les tenant serrés dans les bras. Le vertige rétinien des cinétiques, le vertige intériorisé et archétypal, le vertige de l'inconscient et de la mythologie, sont des portes pour accéder à une autre part de nous-mêmes, connue ou inconnue. Les regardeurs de l'art sont des explorateurs.


Ferruccio Laviani — Good Vibrations Cabinet 2013-Noyer massif, finitions chêne, sculpté, ciselé et gravé par procédés numériques © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière


[1] Exposition de Thandiwe Muriu You thought you could throw me away, du 14 octobre au 30 décembre 2023, galerie 193, 24 rue Béranger, 75003 Paris

[2] Exposition de Hyacinthe Ouattara, La Mémoire du Monde, du 6 janvier au 14 février 2024, galerie 193, 24 rue Béranger, 75003 Paris

[3] Les Battements Cardiaques de la Terre, un projet réalisé à Diébougou - été 2023

[4] La Chimère, film de Alice Rohrwacher 2023, Prix des Cinémas Art et Essai, Cannes 2023.

[5] Sculpting the senses, Musée des Arts Décoratifs, jusqu’au 28 avril 2024

[6] Van Herpen associe notamment les techniques de découpe laser numérique, impression 3D aux techniques manuelles de la haute couture.

[7] Le cabinet de curiosité regroupe par définition des naturalia, artificialia, scientifica et exotica, ces catégories qui se retrouvent dans l’exposition

 
 
 

1 Comment


Patricia Cabotse
Patricia Cabotse
Feb 10, 2024

Bravo pour ces analyses, c'est vraiment très agréable de les lire, et celà donne envie de découvrir encore et encore !

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