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Etre végétal.e

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Dernière mise à jour : il y a 3 jours

La végétarienne, roman de Han Kang, quelques oeuvres de la Biennale d'art contemporain de Lyon 2024, Olga de Amaral, Fondation Cartier pour l'Art Contemporain, Tarsila de Amaral, Musée du Luxembourg, Chiharu Shiota, Grand Palais, Paris 2024.

 

Dans le roman La végétarienne[1] de Hang Kang, une femme refuse d’être plus longtemps faite de chair et de sang, pour devenir végétale. Elle a gardé au bas du dos la tâche mongoloïque, d’un bleu-vert pâle, avec laquelle naissent les enfants coréens et qui disparaît pendant l’enfance, comme si son être végétal intérieur affleurait sous la peau. Elle commence par refuser la viande, puis de s’alimenter, pour se nourrir d’air et d’eau. A mi-parcours vers cette anorexie radicale, un artiste fasciné par cette anomalie, peint sur son corps des fleurs et des plantes, intensifiant son désir de transformation. Etre plante parmi les plantes et disparaître dans la forêt. Avons-nous en nous un être végétal ? Les personnages liquides de Fabrice Hyber (voir la Chronique n°6 : Fluidité, de la vallée aux larmes, janvier 2023) semblent l’attester. Ou les grands portraits d’Edi Dubien[2] qui vagabondent entre divers états, entre les genres, masculin-féminin mais aussi humain-animal, humain-végétal, humain-minéral. La transparence de ces grandes figures aquarellées donne l’aspect de corps lavés par quelque ablution rituelle. L’eau, l’air et la lumière sont les aliments suffisants d’un état végétal enviable pour sa légèreté, sa souplesse, sa puissance. Le végétal comme pureté alimentaire est d’une vérité certaine, que l'on peut éprouver aisément à l’issue d’une semaine de jeûne, par exemple. On rêve d’être soi-même végétal et de se libérer du poids de la chair et des os, même si cela mène à la mort.

Edi Dubien, Cailloux  2024 ©Biennale d'art contemporain de Lyon
Edi Dubien, Cailloux 2024 ©Biennale d'art contemporain de Lyon

La forêt amazonienne est un tissage

Le plus grand ensemble végétal de la planète, la forêt amazonienne, est un tissage. Pas un de ces tissages plats, de ces tapisseries ou tapis, dont le maigre relief fournit seulement de la profondeurs aux couleurs. Non, la forêt est l’un de ces tissages hybrides, fait de tissus cousus, de tricotages, de crochetages, de filets, de broderies, de franges et qui regorgent de boursoufflures et de chaos. Une œuvre comme « le Cactus » de Mona Clara [3] que l'on ne sait par quel bout saisir. Une œuvre-espace, foisonnante d’histoires enchâssées les unes dans les autres. Un récit qui télescope le surgissement de la vie et la pourriture du corps mort.


Le Cactus, Mona Clara 2024 (détail : les apprentis brodeurs) © Biennale d'Art contemporain de Lyon 2024-25. photographie PR
Le Cactus, Mona Clara 2024 (détail : les apprentis brodeurs) © Biennale d'Art contemporain de Lyon 2024-25. photographie PR

Nous pénétrons dans la forêt guyanaise religieusement, comme des enfants turbulents rendus soudain muets, impressionnés par ses élans verticaux et sa lumière de cathédrale, qui pose des touches de couleurs sur le sol du sentier. Un papillon aux ailes colorées à l’YKB[4] nous précède. Il se pose tantôt à hauteur d’yeux, tantôt sur le sol devant nous, nous attend et s’envole quand nous le rejoignons. Il nous invite avec constance et familiarité, drapé dans son miracle. Parfois ils sont deux et jouent à se poursuivre, virevoltant à nous faire tourner la tête. Une célébration.


la forêt près du bagne des Amanites, Guyane. photographie PR
la forêt près du bagne des Amanites, Guyane. photographie PR

Ces plantes grandes comme la main, vendues pour trois euros chez Ikéa, atteignent ici quelques dizaines de mètres. Je les regarderai désormais avec un tout autre respect. Il est bien difficile cependant d’en percevoir les contours, pris dans le tissage. Il y a ces arbres de chaîne, dont on ne voit pas la cime, perdue dans la canopée, et ces autres, plus lianes, les arbres de trame, que l’on s’épuise à suivre des yeux dans leur développement infini. Dans le glossaire textile, chaine et trame composent une armure, ce qui convient bien à l’impénétrable et résistante matérialité de la forêt. La forêt est silencieuse en journée, parcourue seulement de quelques appels. Si silencieuse qu’au moindre craquement dans les fourrés, on sursaute et interroge, parfois à voix haute : Y a quelqu’un.?,  car l’on s’y sent observé de mille yeux. Elle se fait bruyante aux lisières de la nuit, quand la chaleur est moins écrasante, et que les oiseaux et les singes reprennent leur vie sociale. Mais la forêt est toujours bruyante de ses formes. Une cacophonie de verts, de découpes, de fleurs que l’on ne saurait toujours individualiser. Elle est partout un océan infini, dont la clairière défrichée est une île, et ouverte de chemins en latérite rouge. Ce paysage nous touche par ce qu'il figure de notre impermanence existentielle, de notre nature profonde en perpétuelle transformation, dans le cycle de vie, du surgissement de la pousse à la pourriture de l'arbre.

A sa lisière, chaque pourtour de maison, chaque bord de route nous en offre des lambeaux. De cette forêt en échantillon surgissent les bois-canons, ainsi nommés en Guyane[5] car leurs troncs creux et lisses montent tout droits jusqu’à une sommité lointaine, couronnée de feuilles; et les plantes feux d’artifice, que je nomme ainsi car le jaillissement des feuilles en bouquet fait penser à une explosion.

Aux îles du Salut, la forêt primaire a laissé place à une forêt plantée de cocotiers, qui se penchent doucement jusqu’aux plages. Non pas que l’Etat français ait cherché à transformer ces lieux pour bagnard en paradis de carte postale, -même si l’on peut y découvrir ce qui fut leur piscine cernée de pierres, dans une anse. Le but était économique et trivial, puisque les bagnards transformaient les fibres de coco en balais et paillassons. Je frémis à l’idée que mes parents ou grand parents aient pu posséder sans le savoir, un de ces objets, produits au prix de leur vie, par ces esclaves accablés de maux.

Tarsila de Amaral, Touro (boi na floresta) le taureau (boeuf dans la forêt) 1928, huile sur toile ©Musée du Luxembourg, Paris 2024
Tarsila de Amaral, Touro (boi na floresta) le taureau (boeuf dans la forêt) 1928, huile sur toile ©Musée du Luxembourg, Paris 2024

La peinture de Tarsila de Amaral, présentée cet hiver au Musée du Luxembourg, peine à représenter la forêt malgré la motivation profonde de l'artiste à bâtir l'identité moderniste du Brésil. Ses plantes stylisées, ses jardins peuplés d'animaux fantastiques cherchent à construire une représentation personnelle, grâce à une dévoration anthropophagique qui digère le regard occidental dans le point de vue local. La forêt de ses peintures est un monde imaginaire où les arbres, les plantes, les animaux composent chacun une figure isolée dans l'espace, et ne rendent compte en rien du tissage amazonien. Objets ordonnés sur la toile, ils sont de même nature qu'une maison ou une route, et non les sujets vivants du grand corps végétal. Elle parvient cependant à rendre compte du monde sauvage par l'étrangeté des couleurs en aplats, - troncs violets, mer rose- , l'absence d'horizon, et les grands yeux vides d'un animal, plantés dans ceux du spectateur, dans une rencontre où chacun est aussi surpris que l'autre de découvrir l'être étrange qui lui fait face.

Olga de Amaral, Bruma T, Bruma Q, Bruma R, 2014Lin, gesso, acrylique, papier japonais et boisLinen, gesso, acrylic, Japanese paper and wood 205 x 90 x 190 cm, 205 × 90 × 190 cm, 205 x 90 x 190 cm© Olga de Amaral. Courtesy Lisson Gallery


En passant cet hiver sous « los brumas » de Olga De Amaral, dans la première salle de son exposition à la Fondation Cartier[6], j’ai repensé à la forêt amazonienne, plus précisément à son nom anglais « rainforest », la forêt de pluie, qui dit bien la matérialisation de l’eau en végétal. L’artiste colombienne a enduit de peinture acrylique des milliers de fils que l’ont voit par dessous, et ainsi matérialisé l’eau comme si elle sortait d’un large pommeau de douche, de ce nouveau modèle en vogue qu’on appelle « ciel de pluie » dans les catalogues de salle de bains. Solidifiées ainsi en longues épines, ces fils d’eau pourraient nous transpercer de mille flèches. Mais la forêt guyanaise nous apprend que la matérialisation de l’eau en végétal est réversible et réciproque : cette eau marron des fleuves, qui colore l’océan atlantique, le long des côtes guyanaises et jusque loin au large, est la forêt liquide .


 Les fils, de mains en mains

La présence foisonnante d’œuvres en fil ou textile, dans les expositions collectives et individuelles du moment ne vous aura pas échappée.[8] Un travail de fond est réalisé par la Cité de la Tapisserie d’Aubusson, par le biais de la commande, ainsi qu’au Mobilier National à des artistes –peintres, sculpteurs ou photographes-. Ces institutions prolongent le lien artiste-artisan qu’avait apporté le Bauhaus dans la construction de la modernité. Et la porosité du design et de l’art contemporain, de l’unique et de la série, favorise cet accueil des matières dans l’art.


Magdalena Abakanowicz; Caroline Achaintre; Anni Albers; Olga de Amaral; Leonor Antunes; Stefano Arienti; John M Armleder; Atelier E.B. (Lucy McKenzie et Beca Lipscombe); Ateliers Wissa Wassef; Michel Aubry; Tauba Auerbach; Francis Bacon; Giacomo Balla; Mark Barrow et Sarah Parke; Nina Beier; Anna Betbeze; Michael Beutler; Pierrette Bloch; Alighiero Boetti; Louise Bourgeois; Brassaï; Geta Brătescu; Jagoda Buić; Pierre Buraglio; Alexander Calder; Guidette Carbonell; Gillian Carnegie; Marc Camille Chaimowicz; Claude Closky; Isabelle Cornaro; Lucien Coutaud; Alexandre da Cunha; Pierre Daquin; Sonia Delaunay; Dewar & Gicquel; Latifa Echakhch; Marius Engh; Noa Eshkol; Frederick Etchells (Omega Workshops); Gustave Fayet; Lissy Funk; Ryan Gander; Vidya Gastaldon; Yann Gerstberger; Françoise Giannesini; Elsi Giauque; Piero Gilardi; Thomas Gleb; Daniel Graffin; Josep Grau-Garriga; Helen Frances Gregor; Marcel Gromaire; Sheila Hicks; Jim Isermann; Johannes Itten; Sergej Jensen; Asger Jorn et Pierre Wemaëre; Mike Kelley; Abdoulaye Konaté; Maria Lai; François-Xavier Lalanne; Bertrand Lavier; Le Corbusier Jules Leclercq; Fernand Léger; Jean Lurçat; Märta Måås Fjetterström; Karin Mamma Andersson; Mathieu Matégot; Gustave Miklos; Yves Millecamps; Joan Miró; Aldo Mondino; William Morris; Barbro Nilsson; Albert Oehlen; Nathalie du Pasquier; Mai-Thu Perret; Jean Picart Le Doux; Pablo Picasso; Présence Panchounette; Otto Prutscher; Robert Camille Quesnel (Frères Braquenié); Elizabeth Radcliffe; Carol Rama; Dom Robert; Gerwald Rockenschaub; Willem de Rooij; Dieter Roth & Ingrid Wiener; Mariette Rousseau-Vermette; Hannah Ryggen; Wojciech Sadley; Akiko Sato; Judith Scott; Kay Sekimachi; Shirana Shahbazi; Ivan da Silva Bruhns; Gunta Stölzl; Sophie Taeuber-Arp; Rosemarie Trockel; Maryn Varbanov; Victor Vasarely; Vincent Vulsma; Franz West; Vivienne Westwood; Pae White; Evelyn Wyld.[7]


Chiharu Shiota, Uncertain Journey (voyage aléatoire) ©Grand Palais, Paris 2024
Chiharu Shiota, Uncertain Journey (voyage aléatoire) ©Grand Palais, Paris 2024

Décoloniser les regards

Rappelons que les femmes avaient accès à un unique atelier au Bauhaus : l’atelier textile. Ce sont donc des pratiques fortement genrées qui émergent un siècle plus tard de leur ghetto, bénéficiant de la visibilité nouvelle rendue aux femmes artistes. Des pratiques également disqualifiées par le regard occidental tout puissant sur les autres cultures : ce regard colonial qui nous oriente ; notre supposé universalisme. Et nous identifions mieux chaque jour combien nous sommes des « malgré-nous », contraints par notre culture de fermeture et de rejet. Puis-je vénérer cette broderie comme je vénère une huile sur toile ? Œuvrons à ce décillement, et réjouissons-nous de cette décolonisalisation des regards, qui nous autorise les nouveaux plaisirs esthétiques des pratiques modestes, manuelles, minoritaires et féminines.


Les forêts textiles de Chiharu Shiota[10], sont faites de fils de laine ou de coton entrelacés, des monochromes rouges, blancs ou noirs. Troués et accueillants comme des églises, ou fermés et inaccessibles comme des tombeaux. Ces architectures de fils embarquent parfois dans leur constructions les objets de nos voyages, barques, valises, chaussures, dont on perçoit qu'il ne s'agit pas toujours de déplacements choisis. Et quelques objets minuscules qui accompagnent nos vies, tissent nos histoires familiales, et relient le grandiose au minuscule.

Ces oeuvres de fils nous permettent de faire lien, de nouer, dénouer, renouer nos vies, de penser une Terre de liens (en agriculture) et des Liens qui libèrent (Maison d’édition).

Car je me plais à voir embarquée, dans chaque œuvre textile, une évocation de ces ligatures entre les êtres qui nous constituent psychiquement, ou du moins la représentation des réseaux humains et non-humains qui nous font vivre. Je me plais à penser que cette matière artistique soigne nos sociétés malades d’individualisme, de rejet et d’isolement. Déjà en 1970, Joseph Beuys utilisait le feutre, cette couverture de sa propre survie dans les steppes, qu’il découvre comme soldat pendant la 2e guerre mondiale- pour signifier le soin apporté au vivant. Il s’en enveloppe dans son tête à tête avec le coyote[9], et habille de costumes de feutre la clique au carnaval de Bâle 1978. Car le corps n’est jamais loin des aventures du textile, lui qui enveloppe nos êtres fragiles aux peaux fines, et tellement nues.

Nefeli Papadimouli – Idiopolis (| - X), 2024- ©Biennale d'art contemporain de Lyon
Nefeli Papadimouli – Idiopolis (| - X), 2024- ©Biennale d'art contemporain de Lyon

[1] La Végétarienne, Hang Kang, prix Nobel de littérature 2024, éd française Le Serpent à Plumes 2027.

[2] Collection du MAC de Lyon et Biennale d’art Contemporain de Lyon 2024

[3] Œuvre de 10m x 12m, les Grandes Locos/ Biennale de Lyon 2024

[4] Yves Klein Blue

[5] le bois-trompette aux Antilles

[6] Olga de Amaral, exposition du 12 octobre 2024 au 16 mars 2025, Fondation Carter pour l’art contemporain, Paris.

[7] Liste des artistes exposés dans Décorum, exposition collective au MAM de la Ville de Paris, en 2013, qui faisait l’inventaire des artistes contemporain.e.s utilisant le médium textile/fil.

[8] De nombreuses expositions ont jalonné cette prise de conscience. Pour ma part, ce furent plusieurs expositions historiques sur la modernité au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris; Caroline Achaintre au MOCO de Montpellier en 2019; la grande rétrospective Magdalena Abakanowicz à la Tate Modern en 2023 (« forêt de sculptures »). Et puis toutes les grandes expositions collectives, comme Etrangers partout,  de la dernière Biennale de Venise, offrant une généreuse place au décor et au textile. La dernière Biennale d’Art Contemporain de Lyon présentait son lot de tapisseries et coutures. L’exposition estivale 2024 de l’Hôtel des Arts de Toulon, Remix, présentée par le Mobilier national, révélait aussi de sublimes tapisseries d’artistes.

[9] I Like America and America Likes Me, Joseph Beuys, mai 1974 à la galerie René Block à New York

[10] Exposition au Grand Palais, Paris, du 11 décembre 2024 au 19 mars 2025.

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